Nouvellement professeure adjointe à l’École de travail social de l’Université de Montréal, Isabelle Raffestin arrive avec un bagage riche, façonné par plus de deux décennies d’engagement aux côtés des personnes marginalisées, en particulier celles en situation d’itinérance et judiciarisées. «Mon objectif a toujours été de faire de l'accompagnement social avec les gens de la rue afin de mettre fin à leur judiciarisation, surtout lorsqu’ils sont victimes de profilage ou de discrimination. C’est cette injustice qui a toujours été le moteur de mon action», dit-elle. Elle se consacre aujourd’hui à former les futurs intervenants par une pratique réflexive, critique et ancrée dans la justice sociale.
Isabelle Raffestin: accompagner autrement face à la judiciarisation de l’itinérance
Dans la série
Les nouveaux profs sont arrivés! Article 64 / 67
Entre pratique et théorie, un dialogue qui façonne une trajectoire engagée
Avant son arrivée au Québec en 1998, Isabelle Raffestin travaillait dans un tout autre univers, celui de l’hôtellerie de luxe. Son parcours d’immigration l’amène à s’interroger sur ses choix professionnels et nourrit une réflexion plus profonde sur ses valeurs. C’est ainsi qu’elle devient bénévole à la roulotte de Pops, un service de l’organisme Dans la rue. En s’engageant sur le terrain, elle découvre une résonance entre sa propre expérience et celle des personnes qu’elle accompagne. «Il y avait comme quelque chose de commun entre ces personnes en situation d’itinérance qui n’avaient pas de racines et moi dans mon processus d’immigration», affirme-t-elle. Dès lors, elle décide de s’inscrire au baccalauréat en travail social à l’Université de Montréal tout en consacrant des heures de bénévolat à l’organisme Spectre de rue. Elle y sera par la suite stagiaire, puis intervenante sociale, où elle fera de l’accompagnement social en milieu judiciaire d’individus marginalisés.
Puis elle revient à l’UdeM pour entreprendre une maîtrise. «Après quatre ou cinq ans sur le terrain, j’ai ressenti le besoin de prendre du recul sur ma pratique et d’approfondir ma réflexion en reprenant mes études», se souvient-elle. Entretemps, la professeure Céline Bellot sollicite sa participation pour réaliser des entrevues de recherche et rédiger un premier rapport sur la judiciarisation de l’itinérance. Cette incursion dans la recherche orientera la suite de son parcours et son mémoire de maîtrise portera sur les perceptions des personnes itinérantes sur leur judiciarisation et leurs incarcérations.
Isabelle Raffestin travaille par la suite au sein du Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal, où elle met sur pied la Clinique Droit devant, qui est alors un service qui soutient les individus en situation d’itinérance dans la régularisation de leur dossier judiciaire tout en offrant de l’accompagnement social dans le monde juridique. Elle y reste près de 10 ans, assurant l’autonomisation de la Clinique pour qu’elle devienne un organisme communautaire à part entière, avant de la diriger.
Son doctorat en travail social marque un nouveau jalon dans sa réflexion critique. Intéressée par l’accompagnement social en contexte judiciaire, elle choisit d’examiner un angle peu étudié: le regard et le rôle des intervenants sociaux qui accompagnent des personnes marginalisées judiciarisées. Son analyse met en lumière trois grandes postures (idéaux types) adoptées par ces professionnels dans l’espace judiciaire. Certains ont une approche humaniste, centrée sur l’écoute et la relation d’aide, d’autres agissent de façon plus pragmatique en tentant de concilier les exigences du système et les besoins de la personne, tandis que d’autres encore prennent une posture plus critique en remettant en question la légitimité même de la judiciarisation.
Elle observe toutefois une tension persistante. Peu importe leur posture initiale, les intervenants doivent souvent la tempérer pour éviter de nuire à l’individu accompagné. Une approche trop frontale ou militante risque de faire obstacle au dialogue avec les acteurs du système, ce qui peut compromettre les démarches destinées à aider la personne. Cette dynamique soulève une question fondamentale, qui traverse l’ensemble du travail d’Isabelle Raffestin: le système judiciaire est-il vraiment le lieu approprié pour répondre à des problèmes sociaux? En toile de fond, sa thèse invite à penser à d’autres façons de faire, jusqu’à envisager la possibilité d’un accompagnement social en dehors du cadre judiciaire, dans une perspective d’abolitionnisme carcéral et de transformation structurelle.
La justice sociale au cœur de ses réflexions
Avec une approche profondément humaniste et critique, Isabelle Raffestin s’élève contre l’idée selon laquelle l’itinérance relèverait d’un simple choix, rappelant qu’il s’agit souvent de «choix par absence de choix». «On est dans une société qui valorise la réussite. Alors, si une personne ne dit pas qu’elle a choisi la rue, ne serait-ce que pour préserver un peu de dignité, on risque de la percevoir comme quelqu’un qui a échoué ou qui n’a pas su “prendre sa vie en main”», avance-t-elle.
La professeure remet aussi en question les logiques d’un système juridique qui pénalise la pauvreté et applique des réponses standardisées à des réalités pourtant plurielles. Elle dénonce la tendance à considérer les personnes en situation d’itinérance comme un bloc monolithique, alors que leurs parcours de vie sont uniques et complexes. Mais ce préjugé est tenace et n’a qu’une visée, déplore-t-elle, celle de mieux rejeter l’autre. Dans ses recherches et dans ses cours, elle souhaite continuer à s’interroger sur les rapports entre marginalité, intervention et justice sociale. Avec lucidité et conviction, elle déclare: «Il faut penser à l’extérieur de la boîte. Si l’on veut vraiment répondre aux besoins des personnes marginalisées, il faut cesser de leur imposer des solutions uniformes et commencer à écouter ce qu’elles ont à dire.»