Quatre artistes repensent l’intelligence artificielle

En 5 secondes L’exposition «Devenirs partagés: pratiques de l’IA» est présentée à la Galerie de l’UdeM jusqu’au 28 février prochain.
L’installation "Terre commune" de Marion Schneider.

Avec Devenirs partagés: pratiques de l’IA, la Galerie de l’Université de Montréal présente les fruits d’un an de résidence en recherche-création interdisciplinaire menée avec le consortium IVADO, qui promeut une «intelligence artificielle robuste, raisonnante et responsable». Artistes et chercheurs y ont imaginé d’autres manières d’être en relation avec l’intelligence artificielle (IA): des manières plus lentes, plus incarnées, plus vulnérables. L’exposition réunit les œuvres de Francisco Gonzàlez-Rosas, Marie-Ève Levasseur, Dayna McLeod et Marion Schneider, qui prennent l’IA à rebours du récit dominant, celui de la vitesse, de l’optimisation et du contrôle, pour en faire un espace plutôt d’attention, d'affects et d’interrogations queers. 

Loin de la fascination technophile, chacune des installations met en question ce que signifie vivre avec des systèmes informatiques: quels échanges rendre possibles? Quels mondes rendre habitables? Comment faire de la technique un espace de cohabitation plutôt qu’un instrument de pouvoir? 

Dans cette exposition, commissariée par Christelle Proulx, chargée de cours en histoire de l’art à l’Université de Montréal, on peut ainsi voir un ensemble de propositions qui déplacent la technologie du côté du sensible.

Écologies relationnelles: coévoluer avec la machine

Dès l’entrée, dans l’installation Terre commune, le visiteur est invité à enfiler un discret casque frontal qui capte les ondes alpha et à déambuler dans la Galerie. Le moindre changement d’activité cérébrale vient alors transformer un paysage géant créé en temps réel par une IA entraînée à l’aide de photographies de mousses, lichens, troncs et sols humides que Marion Schneider a prises dans les Laurentides, près du lac Forget.

L’installation propose de faire dépendre l’image non de la performance technique, mais de l’état émotionnel du visiteur. La machine devient alors un milieu vivant, un écosystème en résonance. Marion Schneider revendique clairement cette prise de position: «Je voulais élaborer un système par lequel on puisse coévoluer.» L’installation s’inspire du processus de la symbiose: celle des mousses et lichens eux-mêmes, organismes résilients qui seraient capables de survivre jusque dans l’espace, mais aussi celle qui pourrait s’opérer entre humains, machines et autres êtres vivants. 

Cette attention à la présence terrestre constitue un manifeste éthique. L’artiste, qui a travaillé avec Karim Jerbi, professeur de neurosciences à l’UdeM, a entraîné son modèle elle-même. «J'ai refusé l'utilisation de données volées ou de sources incertaines. Si j’avais dû employer de grands modèles commerciaux, j’aurais arrêté. Je voulais une pratique plus éthique de l’IA», mentionne-t-elle. Même l'ordinateur avec lequel l'installation fonctionne a son importance: «Je voulais qu’on le voie, qu’on ressente la chaleur qu’il dégage, dit-elle. C’est une expérience phénoménologique en soi.»

Lenteur, digestion et compost techno-organique

Juste à côté, dans Techno-Compost 01 (décomposition), Marie-Ève Levasseur propose une rupture avec le flux incontrôlable de la production générative. Installé sur une chaise métallique en forme d’insecte équipée de capteurs qui transmettent de légères vibrations, le visiteur plonge dans un univers de réalité virtuelle aux couleurs pop, saturé, mais étonnamment lent. 

Marie-Ève Levasseur est partie d’un constat simple: les modèles génératifs produisent des milliers d’images en excès, dont la plupart finissent en déchets. Comment peut-on alors digérer cette matière numérique? «L’artiste s’est alors demandé si l’on pourrait s'inspirer de processus organiques pour transformer, décomposer la matière numérique excédentaire et en faire quelque chose de fertile», explique Christelle Proulx. 

Son modèle, conçu avec le chercheur postdoctoral en informatique de l’UdeM Hugo Bérard, utilise le «bruit» génératif comme matière première. Cela devient une forme de compost: un terrain d’où surgissent des formes mouvantes, à manipuler, retourner, laisser se consumer. L’œuvre ralentit volontairement le flux, invitant à une temporalité non productive, non extractive. 

Ici, l’IA n’agit pas comme un agent d’hyperperformance, mais comme un organisme avec lequel on partage un rythme. L’œuvre propose une esthétique de la digestion, une nouvelle façon de s’opposer aux injonctions de rapidité et d’efficacité.

Saturation politique et fatigue émotionnelle: l’esthétique du «slop»

Plus loin, dans SlopPsyopRealism(plea$e subscribe), Francisco Gonzàlez-Rosas aborde un autre symptôme du numérique contemporain: la saturation des discours politiques en ligne. Son installation déverse du contenu dégénératif (slop), soit du contenu de mauvaise qualité généré massivement pour capter l’attention des utilisateurs, dans une vidéo au grain artificiel et aux couleurs hypersaturées. Le visiteur s’y plonge en étant allongé sur des coussins, comme dans un bain sensoriel instable. 

L’artiste a entraîné son modèle avec des photos d’iel et de sa sœur ainsi qu’un vaste corpus de discussions politiques tenues sur X lors des dernières élections canadiennes, en collaboration avec la chercheuse en politique Anne Imouza. Le flux qui en résulte mêle slogans contradictoires, critiques agressives, fragments absurdes, le tout enveloppé dans une esthétique pop qui oscille entre le mignon et le grotesque. On lira par exemple «No facts, only feelings». 

L’expérience est volontairement troublante: elle matérialise la fatigue émotionnelle d’être en ligne, ce mélange d’excitation, d’exaspération et de lassitude. La miniboutique attenante, où l’on peut acheter, issus de cet univers, teeshirts, porteclés, bracelets ou encore coussins en forme de nouvel émoji, prolonge ironiquement la logique marchande du contenu dégénératif. Elle révèle comment même les affects politiques deviennent monétisables. L’œuvre, en exacerbant les codes du numérique saturé, en dévoile ainsi les mécanismes.  

Deuil, avatars et transmission d’affects

Dans l’installation Queer. Widow. Cancer, de Dayna McLeod, on bascule dans un registre intime, où l’IA devient un moyen d’expression dans le deuil. L’artiste met en scène trois versions d’elle-même, trois avatars construits à partir de modélisations 3D réalisées à différents moments de sa vie. Pendant la résidence, elle a perdu sa compagne, emportée par un cancer, et elle a commencé elle-même des traitements contre le cancer. C’est cette expérience du temps fracturé et de la douleur qui irrigue l’œuvre. 

Les avatars racontent, chacun avec une voix synthétique entraînée à l’aide d’enregistrements personnels: une voix endeuillée, une plus ancienne, une plus récente. Le résultat ne cherche pas la fidélité mimétique. Il fait émerger autre chose: un transfert d’affects, une tentative de dire la perte à travers des corps algorithmiques. 

L’installation pose des questions vertigineuses: peut-on transmettre un récit intime par l’intermédiaire de figures numériques? L’IA peut-elle devenir un relais de mémoire plutôt qu’un outil de simulation? Comment un corps artificiel porte-t-il la charge émotionnelle d’un chagrin? 

Dayna McLeod ne magnifie pas la technologie. Elle la laisse au contraire montrer ses fissures, ses maladresses, sa dimension inévitablement artificielle. Et c’est dans cette tension que se loge l’émotion. 

Un mur de voix: rendre visible le travail, pas seulement les œuvres

En écho à ces installations, un mur rassemble les voix des artistes et des chercheuses et chercheurs rencontrés au cours de l’année. On y lit des réflexions sur les biais, l’environnement, la responsabilité technologique, les effets géopolitiques. La commissaire, Christelle Proulx, voulait donner accès aux processus, pas seulement aux résultats. Comme ces pensées de Dominic Thibault, professeur de création musicale à la Faculté de musique: «À mon avis, pour qu’on ait une IA responsable, il faudrait d’abord mieux démocratiser l’IA et éduquer les gens sur ce que c’est vraiment. Aujourd’hui, on est dans un modèle très mercantile: l’effet de nouveauté fait que la plupart des gens ne savent pas ce qu’est l’IA ni comment on peut interagir avec elle.» Une autre façon de découvrir l’IA à la Galerie de l’UdeM. 

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