Au début des années 2000, alors que le Québec entreprend une vaste réforme scolaire, l’école se projette comme un milieu plus inclusif, sensible aux particularités de chacun et mieux préparé à répondre à la diversité des réalités vécues par les élèves. Mais que devient cette promesse lorsque l’école accueille des jeunes dont les besoins échappent au regard courant, comme ceux qui souffrent du syndrome de Gilles de la Tourette?
Pour Marcel Bissonnette, professeur au Département de psychopédagogie et d’andragogie de l’Université de Montréal, cette question est loin d’être abstraite. «Mon parcours, mon enseignement et ma recherche sont intimement liés à mon expérience personnelle d’enfant atteint du syndrome de la Tourette», dit-il. Son histoire, marquée par un diagnostic tardif, nourrit aujourd’hui sa réflexion sur l’inclusion, la différenciation pédagogique et la reconnaissance des élèves aux besoins particuliers.
Le poids de l’incompréhension
À neuf ans, Marcel Bissonnette est renvoyé de l’école de son village. «Je faisais alors partie des premiers de la classe et, pour mes parents comme pour moi, cela n’avait pas de bon sens», confie-t-il, se souvenant alors des années 1960.
Son diagnostic initial, posé par une pédiatre du CHU Sainte-Justine, fait seulement état d’hyperactivité. Les tics vocaux et moteurs, les troubles associés (anxiété, troubles obsessionnels-compulsifs, scénarios catastrophes et fatigue nerveuse) ne sont alors pas pris en compte. «Il a fallu attendre presque 30 ans pour que cette même médecin remarque les progrès réalisés et s’étonne de mon bien-être adulte», raconte-t-il. Cette observation l'a amené à s’interroger: «Si la médecine a progressé, qu’en est-il des sciences de l’éducation? Combien d’enfants vivent encore ce que j’ai vécu?»
Malgré les obstacles rencontrés, une ambition tenace le guide. «Cette petite flamme intérieure et toute l’aide de ma famille qui m’aimait profondément m’ont permis de traverser les épreuves et de croire qu’un avenir universitaire était possible», se souvient-il.
Il se remémore aussi les traitements médicamenteux de l’époque, lourds, qui l’«assommaient». À 11 ans, il se met à jeter en cachette ses médicaments dans les toilettes pour montrer qu’il peut réussir sans les prendre. «Je n’étais plus moi-même. À l’école, j’étais alors passé à 28e sur 33», relate-t-il. Finalement, sur les conseils de ses parents, il reprend sa médication.
Étudier et enseigner à l’université
Marcel Bissonnette entreprend des études universitaires en enseignement du français langue seconde et en écriture, puis une maîtrise en éducation et un doctorat en didactique. Il enseigne durant 15 années au secondaire.
Recruté par l’Université de Montréal en 2012, il prend en charge des cours tels que Laboratoire d’enseignement en français langue seconde et Gestion de classe en français langue seconde. Son expérience sur le terrain lui sert alors. «Quand j’enseigne des concepts en psychopédagogie, je relie toujours la théorie au terrain. J’ai 15 ans d’expérience en classe et je sais ce qui fonctionne réellement pour les élèves, explique-t-il. Ainsi, pour le cours sur l'enseignement au secondaire, je revois tous les courants pédagogiques – béhavioriste, humaniste, constructiviste, socioconstructiviste, connexionnisme – et j’analyse les modèles d’enseignement correspondants.»
Le chercheur associé au Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante prévient ses étudiants et étudiantes en début de session: «Vous allez peut-être apercevoir différentes expressions sur mon visage. Vous allez peut-être entendre des bruits, voir mes épaules tressauter et ma démarche changer. Mais ce que vous devez savoir, c’est que ce n’est pas contagieux!»
L’élève atteint du syndrome de la Tourette et l’école d’aujourd’hui
Avant même de parler des défis scolaires, Marcel Bissonnette insiste d’abord sur ce que le syndrome de Gilles de la Tourette n’est pas. «Le syndrome de la Tourette, ce n’est pas proférer des jurons à longueur de journée», précise-t-il en évoquant le cliché le plus populaire. La majorité des personnes atteintes du syndrome de la Tourette ne présentent pas de coprolalie, et les manifestations les plus médiatisées ne reflètent que peu la réalité quotidienne des élèves.
Il souligne aussi l’existence d’un autre malentendu: «Les tics ne sont pas des comportements intentionnels. Ce ne sont pas des provocations, ce ne sont pas des manques de respect. Ce sont des décharges neurologiques.» Certains tics sont visibles, d’autres presque imperceptibles, comme les microcontractions, les tensions musculaires, les respirations bloquées ou les mouvements répétitifs de la langue. Le syndrome de Gilles de la Tourette n’est pas nécessairement un trouble du comportement ni un problème lié à l’opposition. «C’est un trouble neurodéveloppemental, très variable d’un enfant à l’autre, et souvent accompagné d’anxiété, de fatigue nerveuse ou d’un besoin de contrôler un environnement difficilement prévisible», mentionne-t-il. Comprendre cette réalité, affirme-t-il, constitue la première étape pour éviter les interprétations erronées et bâtir une école véritablement inclusive.
Or, malgré les intentions du système québécois, les élèves qui vivent avec le syndrome de la Tourette se trouvent encore confrontés à de nombreux malentendus. Trop souvent, les tics sont mal interprétés. «Les tics vocaux et moteurs sont parfois vus comme des gestes voulus; ils sont alors considérés comme de l’insolence, un manque de respect ou un refus de collaborer. Les tics physiques – frapper sur une table, faire un geste brusque, cligner excessivement des yeux – peuvent être pris pour de la provocation, une réaction émotive forte ou un comportement oppositionnel. Les mouvements répétitifs peuvent être associés au trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité, à de l’agitation ou à une incapacité à rester en place. Aussi, les tics sont involontaires, imprévisibles et amplifiés par le stress, l’effort ou la fatigue. Bien les comprendre permet d’éviter les sanctions injustes et de mieux soutenir l’élève dans sa trajectoire scolaire. Les perceptions inexactes isolent les élèves et fragilisent leur motivation», fait observer Marcel Bissonnette.
Ce phénomène s’accentue avec la grande mobilité du personnel enseignant. Chaque changement de professeur oblige l’élève à réexpliquer son trouble et ses déclencheurs ainsi que ses stratégies d’adaptation. La rupture du lien de confiance engendre stress, frustration et baisse de motivation. Aussi, les enseignants non légalement qualifiés, dont le nombre a dépassé les 9000 en 2024, ont peu de connaissances sur les troubles neurodéveloppementaux. Des élèves sont même déscolarisés à cause du manque de ressources pédagogiques et communautaires. Pour Marcel Bissonnette, il est essentiel de donner aux élèves une voix dans le système scolaire. «Les écouter permet de mieux comprendre ce qui les aide, plutôt que de se concentrer sur leurs difficultés. Faire entendre leur voix, c’est créer des lieux propices au partage et à l’ouverture», déclare-t-il.
Vers une école qui accueille et normalise la différence
La vision éducative de Marcel Bissonnette repose sur l’idée que la différence ne doit jamais être un obstacle à la réussite. Les élèves ont des besoins fondamentaux similaires. «Je ne veux plus que les enfants ayant le syndrome de la Tourette soient perçus comme des enfants différents. Je veux plutôt qu’on regarde leurs ressemblances avec les autres et ce qu’ils ont à apporter», dit-il. Mais la prise en charge de ces besoins nécessite un soutien spécifique et une compréhension fine de leur réalité.
Voici quelques stratégies qu’il préconise: placer l’élève dans un cadre sécurisant sans l’isoler, utiliser des codes discrets pour l’aider à se recentrer, offrir différents modes d’apprentissage et normaliser les tics auprès des camarades pour réduire la stigmatisation. Marcel Bissonnette insiste aussi sur l’importance des arts et du sport pour canaliser l’énergie, renforcer la confiance et développer l’identité de l’enfant: «La musique et le sport permettent à l’élève ayant le syndrome de la Tourette de se découvrir autrement et de s’épanouir.»
Il plaide enfin pour la mise en place d’une formation continue des enseignants et de plans d’intervention clairs et transmissibles, pour le mentorat et la collaboration entre intervenants. «Une classe où la différence est normale devient un espace d’apprentissage plus harmonieux pour tous», conclut-il.
En témoignant de son expérience, il veut éviter que d’autres enfants vivent les mêmes incompréhensions: «À ma famille vivant avec le syndrome de la Tourette et aux parents à bout de souffle pour qui le cri d’espoir n’a pas d’écho, je dis: osez rêver!»