Les criminels en col blanc s'en sortent encore souvent impunément

  • Forum
  • Le 8 décembre 2014

  • Dominique Nancy

Parfois, le criminel en col blanc aura beaucoup de moyens pour utiliser le système de justice à son avantage afin de retarder le processus d’inculpation, estime Mme Paquin. (Photo: Thinkstock)Tractations, fraude, pots-de-vin, chantage, fausses factures, blanchiment d'argent... La corruption n'existe pas que dans le domaine de la construction. Et le combat contre ce phénomène ne date pas d'hier. Julie Paquin en sait quelque chose.

 

Titulaire d'une maîtrise de l'Université de Montréal sur le sujet, elle a travaillé à la Sûreté du Québec avant de se joindre à l'équipe d'enquêteurs de l'Autorité des marchés financiers. Du printemps 2012 à l'automne 2013, elle a assumé les fonctions de directrice adjointe de l'analyse pour la commission Charbonneau. Forum a rencontré cette spécialiste de la criminalité économique.

 

Le mandat que vous avez rempli à la Commission d'enquête sur l'octroi et la gestion des contrats publics dans l'industrie de la construction évoque à plusieurs égards vos études de deuxième cycle à l'UdeM. Pouvez-vous nous en parler?

J.P. : La commission Charbonneau a permis de révéler à la population que l'industrie de la construction était le théâtre d'une facturation frauduleuse. Comment cela s'organise? Qui fournit les factures? Le stratagème est analogue à celui que j'ai étudié dans mon mémoire consacré au cas d'une fraude fiscale organisée : l'«affaire Ventex». Ce dossier a captivé l'attention publique en 1975, puisqu'il a fait l'objet d'un volet des travaux de la Commission d'enquête sur le crime organisé. Il s'agit d'une fraude fiscale complexe relative à un marché de factures de complaisance qui a touché 350 compagnies appartenant à l'industrie montréalaise du vêtement pendant une décennie. En analysant ce cas sous l'angle du succès, j'ai pu comprendre les conditions qui ont assuré la viabilité et la pérennité de ce marché particulier de fausses factures.

Près de 40 ans plus tard, on constate qu'esquiver l'impôt est encore d'actualité! Les gens du domaine de la construction ont été mis à contribution pour payer des pots-de-vin à des partis politiques. Cela s'est fait en argent comptant. Or, une façon d'avoir de l'argent comptant, qui sert notamment à payer les pots-de-vin ou des employés au noir, c'est l'achat de fausses factures. Cette activité permet également, pour celui qui les fournit, de procéder à du blanchiment d'argent.

Dans l'«affaire Ventex», j'ai démontré que les risques de détection par les organismes de contrôle étaient minimisés parce qu'il y avait des activités légitimes aux yeux de l'impôt. Les compagnies qui achetaient les fausses factures appartenaient à l'industrie du textile tout comme celui qui les vendait. Pour le ministère du Revenu, tout semblait donc conforme; l'un produisait du tissu et les autres fabriquaient des vêtements. Le système était parfait, car il s'insérait dans une compagnie réelle et légitime. Mais, dans l'industrie de la construction, les gens qui ont vendu de fausses factures n'avaient pour la plupart aucune activité dans le secteur.

Julie Paquin rappelle que le crime économique reste peu étudié par les chercheurs.Du côté de Ventex, l'information à notre disposition indique que celui qui produisait les fausses factures, Leonard Cohen [pas le chanteur!], a collaboré avec le ministère du Revenu et a remis sa liste de clients. C'est ce qui expliquerait qu'aucune poursuite n'a été entreprise contre lui par le gouvernement, qui venait pourtant de démanteler le système à l'origine de la plus importante fraude fiscale qu'avait connue le Canada à l'époque. C'est la banque qui avait prêté de l'argent à M. Cohen, laquelle a été flouée, qui a engagé une poursuite au criminel. Même si elle n'avait aucune chance de retrouver les fonds perdus, elle se voyait obligée d'aller de l'avant dans ces coûteuses démarches judiciaires. Malgré tout, M. Cohen s'en est sorti plutôt bien avec une peine de trois ans de prison réduite en appel à un an. Son associé, qui a plaidé coupable, a pour sa part écopé d'une sentence suspendue de six mois et d'une amende de 50 000 $.

 

Au fil des ans, vous avez travaillé sur des problématiques de fraude fiscale d'envergure à la Sûreté du Québec et contribué en tant qu'analyste à la mise en place d'un service d'enquête sur la criminalité financière organisée avant de devenir enquêteuse à l'Autorité des marchés financiers. À votre avis, les criminels en col blanc s'en tirent-ils trop souvent impunément?

J.P. : Sans avoir fait une analyse comparative rigoureuse des peines infligées pour différents crimes ou infractions, il me semble qu'encore maintenant les criminels en col blanc s'en tirent mieux au chapitre des peines reçues que les personnes accusées de crime contre les biens, même lorsque leur valeur est en deçà de celle des fraudes commises. Il y a plusieurs explications qui ne sont pas seulement de l'ordre de la sévérité des peines. Par exemple, il peut s'agir de difficultés rencontrées en cours d'enquête pour réunir la preuve, comme trouver des témoins crédibles ou retracer les documents en appui aux témoignages, ou encore des délais de prescription lorsqu'il s'agit d'une infraction qui sera jugée au pénal. Parfois, l'accusé aura beaucoup de moyens pour se défendre et pour utiliser le système de justice à son avantage afin de retarder le processus. Ces obstacles et d'autres sont frustrants lorsqu'on réalise qu'une personne a délesté des investisseurs des économies d'une vie ou simplement des gains d'un honnête labeur et que les conséquences pour ses actes sont minimes. Le cas de Claude Robinson, qui s'est fait voler ses droits d'auteur par Cinar, en est un bel exemple, mais nous pourrions en citer plusieurs autres, moins médiatisés mais non moins dramatiques pour les victimes.

 

Que diriez-vous aux jeunes qui hésitent à étudier la criminalité économique pour ensuite lutter contre elle?

J.P. : La presse, la radio et la télévision parlent des crimes économiques, mais le phénomène reste peu étudié par les chercheurs. Lorsque je suis arrivée à l'escouade de la criminalité financière à la Sûreté du Québec en 2004, il n'y avait que très peu d'enquêteurs d'expérience qui voulaient y travailler. Il a fallu recruter de jeunes patrouilleurs. Du jamais vu à l'époque! Un policier qui arrive aux enquêtes a généralement beaucoup plus envie de faire de la filature, de courir après les bandits et les motards dans la rue. Les crimes de papier sont vus comme moins glamour et souvent les enquêteurs craignent leur complexité. À mon avis, les enjeux sont par contre tout aussi, sinon plus importants encore.

J'ai l'impression qu'il y a présentement un nouveau dynamisme à ce niveau. Mais il faut offrir des cours relatifs à la criminalité financière afin de susciter l'intérêt des jeunes. C'est ainsi qu'on va réussir à former la relève. C'est un milieu de travail passionnant. De plus, il y aura toujours des gens pour tenter de déjouer le système qui commettront des fraudes. Il y a donc de l'emploi et de l'avenir...

Propos recueillis par Dominique Nancy

 

Les propos de Mme Paquin sont tenus à titre personnel et ne représentent pas nécessairement l'opinion de l'organisation qui l'emploie.

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