Le recrutement de travailleurs étrangers temporaires: la solution aux pénuries de main-d’œuvre?

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  • Le 15 octobre 2019

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Marie-Thérèse Chicha

Marie-Thérèse Chicha

Crédit : Amélie Philibert

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Le recours aux travailleurs étrangers temporaires pour combler les pénuries de main-d’œuvre est une solution simpliste qui comporte des coûts humains, dit Marie-Thérèse Chicha, de l’UdeM.

Par Marie-Thérèse Chicha, professeure à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire en relations ethniques

Un vent de panique souffle sur les entreprises d’ici en butte, semble-t-il, à une grave pénurie de main-d’œuvre. Celle-ci serait menaçante pour la survie économique de plusieurs d’entre elles et exigerait des solutions d’envergure, notamment le recrutement rapide de travailleurs étrangers temporaires ayant les compétences requises pour occuper tous ces postes vacants.

Ainsi, l’urgence de la situation justifierait le recours immédiat et massif à une main-d’œuvre étrangère. Certains de ces travailleurs pourraient, selon le programme duquel ils relèvent, obtenir plus tard et sous certaines conditions la résidence permanente, puis la citoyenneté canadienne.

On aurait donc une solution gagnant-gagnant, tant pour les employeurs canadiens que pour les travailleurs étrangers, ce qui explique que les gouvernements du Canada et du Québec investissent allègrement dans les programmes permettant de recruter des travailleurs étrangers temporaires.

Cette solution comporte néanmoins des coûts, dont deux qui me semblent aujourd’hui ignorés par les pouvoirs publics et par les employeurs.

D’abord privilégier les immigrants d’ici

En premier lieu, rappelons que le flux principal d’immigrants arrivant au pays avec le statut de résidents permanents est celui des travailleurs qualifiés. Ils sont admis parce qu’ils obtiennent un pointage satisfaisant dans une grille de sélection, qui est ajustée annuellement en fonction de la demande projetée de certaines spécialisations sur le marché du travail.

En dépit de cette sélection, plusieurs immigrants résidents permanents se retrouvent dans une situation de chômage ou de surqualification, soit en raison de la non-reconnaissance de leurs diplômes étrangers, soit en raison de pratiques discriminatoires sur le marché de l’emploi.

Or, ces immigrants ‒ dont la qualification est jugée inadéquate ou insuffisante par les employeurs ‒ pourraient occuper certains des emplois vacants grâce à des formations de courte durée. Des partenariats entre entreprises, établissements d’enseignement et administrations publiques pourraient être noués pour assurer de meilleures transitions professionnelles aux immigrants déjà sur place.

On éviterait ainsi que le recours aux travailleurs étrangers temporaires supplante cette main-d’œuvre disponible tout en aggravant la précarité de sa situation.

Des projections imprécises et peu fiables

En deuxième lieu, les études scientifiques portant sur les pénuries de main-d’œuvre montrent que, en général, les projections à court comme à long terme ne sont pas suffisamment précises ou fiables.

Prévoir des seuils d’immigration ou, encore, aller recruter à l’étranger des travailleurs temporaires en fonction des prévisions du marché du travail est une entreprise risquée. Selon plusieurs analystes, les projections de pénuries de main-d’œuvre sont non seulement difficiles à déterminer, mais les employeurs auraient tendance à surestimer les pénuries.

De fait, les projections de pénuries peuvent être contrecarrées pour des raisons à la fois économiques et géopolitiques. Il suffit de penser à la baisse soudaine et inattendue, à l’aube des années 2000, de la demande de spécialistes en technologies de l’information, tandis qu’on venait d’admettre un grand nombre d’immigrants dans ce domaine. On peut également évoquer plus récemment la diminution de l’activité pétrolière en Alberta; elle a entraîné un fort taux de chômage chez des travailleurs à hauts salaires qui, jusque-là, étaient très demandés.

Une solution simpliste qui comporte des coûts humains

On pourrait se retrouver très bientôt dans une situation analogue, mais à une plus vaste échelle. En effet, l’Organisation de coopération et de développement économiques a tiré récemment une sonnette d’alarme au sujet du ralentissement mondial de la croissance économique.

En cas de récession, qu’adviendra-t-il des travailleurs étrangers temporaires recrutés à grands frais et auxquels on a fait miroiter la possibilité d’une intégration réussie et durable? Forcés de retourner dans leur pays d’origine, ils subiraient des pertes significatives.

À mon avis, lier étroitement pénuries de main-d’œuvre et recours aux travailleurs étrangers temporaires constitue une solution de facilité pour les entreprises et les gouvernements; une telle approche n’incite pas les employeurs à modifier leurs pratiques de gestion des ressources humaines pour offrir des formations en emploi et s’ouvrir davantage aux travailleurs immigrants déjà au pays, dont elles rejettent les curriculums vitæ souvent sans les examiner.

Ce lien simpliste comporte des coûts humains non négligeables pour les travailleurs étrangers temporaires dont la situation peut devenir précaire de façon imprévisible, pour des raisons souvent conjoncturelles. Le recours à ces travailleurs touche également de façon négative les immigrants qualifiés résidents permanents qui rencontrent de nombreux obstacles dans leur intégration professionnelle. Considérer l’immigration uniquement comme une variable d’ajustement du marché du travail est une vue réductrice dont les avantages sont limités et les coûts potentiellement élevés.

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