Pandémie: les cas graves d’anorexie explosent à Montréal
- Forum
Le 24 mars 2021
- Mathieu-Robert Sauvé
Le Dr Olivier Jamoulle révèle l’ampleur des troubles alimentaires qui touchent les adolescentes en pandémie.
Avec 23 patients actuellement hospitalisés pour des troubles alimentaires, le Centre intégré en troubles de la conduite alimentaire (CITCA) du CHU Sainte-Justine est saturé. «C’est plus du double de cas que nous traitons en temps normal», dit le pédiatre Olivier Jamoulle, chef de la section de la médecine de l’adolescence au centre hospitalier mère-enfant et professeur à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal.
Cette réalité correspond à ce que l’équipe de spécialistes a noté au cours de la dernière année. Ici, ce sont quelque 200 nouveaux patients qui ont été soignés en consultation externe ou qu'on a hospitalisés (de quatre à six semaines) depuis un an, alors qu’une centaine de nouveaux cas sont vus annuellement. «La problématique frappe toutes les régions du Québec. Nous ne faisons malheureusement pas exception. L’augmentation marquée des cas graves d’anorexie est en hausse un peu partout où sévit la pandémie: dans le reste du Canada, aux États-Unis, en Europe», poursuit le spécialiste d’origine belge qui exerce au Québec depuis 21 ans. Sa collègue Danielle Taddeo, codirectrice du CITCA, affirmait récemment que certains jeunes confinés à la maison ont voulu profiter de leur temps libre pour «manger santé» et s’entraîner davantage. «Ce qui est parti d’une bonne intention a parfois dégénéré en un trouble de la conduite alimentaire», commentait la Dre Taddeo, qui veut mettre en place des mesures d’aide à distance pour les parents et les jeunes.
Plus important centre spécialisé au Canada, l’unité des troubles alimentaires du CHU Sainte-Justine mobilise quatre médecins, dont trois à temps complet, ainsi que des psychologues, des infirmières spécialisées, des travailleurs sociaux et une nutritionniste, qui sont débordés. «Le problème touche aussi les urgentologues pédiatres, qui doivent composer avec cette réalité peu fréquente dans leur service avant la crise», ajoute le Dr Jamoulle.
Perte de repères
Les enfants qui réduisent leur apport alimentaire jusqu’à cesser parfois complètement de manger pendant plusieurs jours sont des filles dans une proportion écrasante (9 cas sur 10). Elles arrivent à l’hôpital dans un tel état d’épuisement qu’elles ont besoin d’un encadrement continu aux repas par des spécialistes, voire d’un gavage, tellement l’impasse ou le refus sont persistants.
Leur taux de glycémie est quelquefois très bas et leur condition cardiovasculaire est fréquemment très affectée: basse pression, pouls lent.
Après les interventions d’urgence, elles doivent entreprendre un traitement à long terme, notamment par l’intermédiaire de rencontres de groupe, familiales et individuelles afin de réapprendre à manger. Malgré cela, 50 % de ces jeunes seront hospitalisées une seconde fois après quelque temps.
L’anorexie peut se manifester dès l’âge de neuf ans, mais la plupart des patientes ont de 13 à 16 ans. «Auparavant, le portrait type de l’adolescente souffrant d’anorexie était cette jeune fille perfectionniste, première de classe, habitée par une forte anxiété de performance, à qui l'on a fait quelques petites remarques sur son corps et qui décide de contrôler son alimentation. Aujourd’hui, ce type n’est plus dominant», indique le Dr Jamoulle.
Depuis le début de la pandémie, une plus grande variété de restrictions alimentaires chez les adolescents, certaines inédites, sont observées. «On voit surtout des jeunes qui ont simplement perdu leurs repères: pas d’horaire scolaire quotidien, pas de relations directes avec les amis, fini les sports organisés, poursuit-il. Cela se traduit par une perte de contrôle sur leur vie d’adolescent et a des conséquences très graves.»
Même s’ils sont minoritaires, les garçons qui souffrent d’anorexie restrictive semblent tout aussi obsédés par leur corps que les filles. Mais la maladie s’exprime différemment; le garçon veut avoir un corps musclé et éliminer le gras abdominal, ce qui le pousse au surentraînement et à une réduction calorique importante.
Problème mésestimé
Le Dr Jamoulle mentionne que la hausse de la fréquence des troubles alimentaires pédiatriques depuis le début de la pandémie a pris tout le monde par surprise. «On n’est pas en face d’un mal qu’on traite par 10 jours d’antibiotiques, lance-t-il. Je crois qu’on devrait mettre plus de ressources dans le soutien aux familles. Je ne parle pas de médecins: il faut plus de psychologues, de psychoéducateurs et de travailleurs sociaux.»
Le spécialiste évoque la détresse des parents d’enfants aux prises avec ce problème. Ils sont très souvent désemparés, pour ne pas dire paniqués. Ce qui apparaît d’abord comme une lubie, voire un souci de leur enfant d’adopter de saines habitudes de vie, devient peu à peu une pensée obsédante, puis une maladie grave. «Une adolescente qui n’a pas mangé depuis plus de 48 heures et que les parents amènent à l’urgence, on ne voyait pas ça avant la pandémie», soupire le médecin.
En plus de l’injection de ressources suffisantes dans le système de santé, le Dr Jamoulle souhaite un retour à la normale, une situation qui devrait permettre de gérer le problème à la source…