L’Université de Montréal a caché un laboratoire nucléaire pendant la guerre
- Revue Les diplômés
Le 30 avril 2021
- Mathieu-Robert Sauvé
Deux livres sur le laboratoire secret de l’UdeM durant la Deuxième Guerre mondiale ont été publiés en 2020. Ils relatent de façon complémentaire sa contribution à l’aventure nucléaire.
C’est le secret le mieux gardé de la communauté scientifique canadienne pendant la Deuxième Guerre mondiale. De 1943 à 1945, dans l’aile ouest du pavillon Roger-Gaudry de l’Université de Montréal, pas moins de 580 chercheurs canadiens, britanniques, français et américains unissent leurs cerveaux pour faire avancer les connaissances sur l’énergie nucléaire. Bien que certains s’en doutent, ils ignorent en principe qu’ils travaillent à la mise au point de l’arme la plus puissante de l’histoire humaine. «Cette rencontre des plus éminents spécialistes de la physique a certainement contribué à une meilleure compréhension de l’énergie nucléaire, mais les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki auraient de toute façon été fabriquées et larguées», explique Gilles Sabourin, lui-même ingénieur spécialisé en énergie nucléaire.
Auteur du livre Montréal et la bombe, paru en 2020 aux Éditions du Septentrion, ce double diplômé de Polytechnique Montréal (baccalauréat en 1986 et maîtrise en 1990) a consacré d’innombrables heures de son temps libre, depuis 15 ans, à rassembler documents et témoignages sur le laboratoire montréalais. Il s’est rendu dans la campagne britannique et au pays de Galles, notamment, pour mener des interviews avec des survivants de cette aventure ou leurs descendants.
Le laboratoire secret est le seul laboratoire scientifique en dehors des États-Unis à participer au «projet Manhattan», comme on a surnommé cette mission des Alliés consistant à doubler les nazis en recherche balistique. «Ce projet était tellement secret que seuls quelques proches collaborateurs du premier ministre canadien, William Lyon Mackenzie King, en connaissaient l’existence», écrivent le physicochimiste Antoine Théorêt et le physicien-ingénieur nucléaire Matthieu P. Lavallée dans leur ouvrage Projet Manhattan: Montréal au cœur de la participation du Canada à la bombe atomique américaine, publié en octobre 2020. «Les scientifiques du projet, souvent munis d’un pistolet, vivaient pratiquement reclus et la GRC surveillait en permanence les installations.»
Le Québécois dans le secret
Pierre Demers (1914-2017) est un des rares scientifiques québécois à avoir été dès le début dans le secret des dieux. Jeune surdoué des sciences formé au collège Jean-de-Brébeuf de Montréal et à Paris (où il côtoie Frédéric Joliot-Curie), celui qui deviendra professeur à l’UdeM après la guerre est recruté dès 1943 par le directeur du laboratoire, Hans Halban, en raison de ses connaissances sur les éléments radioactifs.
C’est à l’occasion du centenaire du professeur Demers (mort à 102 ans) que naît l’idée dans l’esprit de M. Théorêt de raconter cette histoire étonnante où s’entremêlent les exploits scientifiques, les stratégies politiques et les rivalités géopolitiques entre les pays alliés. MM. Théorêt et Lavallée recueilleront une imposante masse d’informations permettant de retracer l’histoire scientifique du laboratoire. Leur livre de 410 pages plonge le lecteur dans une aventure scientifique captivante. «Nous avions prévu un lancement en lien avec le 100e anniversaire du Département de physique, en 2020, mais la pandémie a interrompu nos projets», mentionne M. Lavallée.
Le parcours du directeur du laboratoire est à lui seul digne d’un roman. Né Hans von Halban en Autriche, ce brillant physicien juif obtient la nationalité française tout juste avant la guerre, en 1939, ce qui lui évite les camps de concentration. Il pense à changer son prénom en Jean, mais se ravise en biffant simplement la particule.
À la suite de l’occupation de la France par les Allemands en juin 1940, il est mandaté avec son collègue Lew Kowarski pour poursuivre les travaux du Collège de France en Angleterre; ils y démontrent la faisabilité d’une «réaction nucléaire en chaîne» et convainquent Londres de lancer le projet Tube Alloys, qui vise à fabriquer une arme atomique. Alors que les combats font rage, il devient imprudent de garder les experts de l’énergie nucléaire sur le Vieux Continent. Le 19 août 1943, à la conférence de Québec, Franklin D. Roosevelt et Winston Churchill fusionnent leurs projets de recherche atomique. Le Canada, en raison de son statut dans l’axe britannique, est un choix logique et Montréal jouit d’une situation géopolitique idéale. Il s’avère que le pavillon principal de l’Université de Montréal est encore inoccupé à cause de multiples problèmes de financement qui ont retardé sa construction.
À son arrivée au Canada, Hans Halban est soupçonné d’appartenir au camp de l’ennemi en raison de ses origines; et comme juif, il n’est pas non plus bienvenu. Malgré tout, avec le Français Bertrand Goldschmidt, il dirigera le groupe d’une main de maître. Enrico Fermi, Lew Kowarski et Pierre Auger seront de l’équipe, de même que plusieurs femmes que Gilles Sabourin tente d’extirper de l’oubli (voir l’encadré).
Ce qu’il reste du laboratoire
«Les employés du Laboratoire de Montréal apprennent en même temps que tout le monde l’explosion d’une bombe à Hiroshima», écrit Gilles Sabourin dans sa conclusion. Une vingtaine de personnes savaient que les Américains avaient testé l’arme en juin 1945, mais «la grande majorité des employés n’avait qu’une idée très vague du but réel des recherches et ils ont été très surpris d’apprendre que leur projet était en fait relié à la bombe atomique».
Après la guerre, le Canada renoncera à poursuivre les travaux sur l’arme nucléaire, mais soutiendra l’usage civil de l’énergie atomique. Il deviendra même un des chefs de file mondiaux de l’industrie nucléaire dans les années 60. Un élément que tient à souligner Gilles Sabourin, qui a consacré sa carrière à la sécurité des centrales pour Énergie atomique du Canada. «Il est très rare de trouver au Canada un secteur où l’ensemble de la chaîne est en sol domestique, ce qui est le cas de l’industrie nucléaire, peut-on lire. Le pays possède et exploite des mines d’uranium, des usines de transformation d’uranium, des centrales nucléaires, des réacteurs de production de radio-isotopes pour la médecine ainsi qu’un grand nombre de fournisseurs intermédiaires.»
Quant aux chercheurs qui se sont consacrés aux travaux du laboratoire secret de l’Université de Montréal, la plupart ont connu une carrière universitaire prestigieuse. Le professeur Demers sera engagé par l’UdeM après la libération. D’autres ont fondé des unités de recherche ou se sont joints aux équipes des centres existants au Canada, en Europe et aux États-Unis.
Les femmes du Laboratoire de Montréal
La contribution des femmes aux travaux du laboratoire secret de l’Université de Montréal durant la Deuxième Guerre mondiale a été «largement ignorée, voire niée», et Gilles Sabourin veut leur redonner la place qu’elles méritent dans Montréal et la bombe. Il cite l’exemple de la Montréalaise Jeanne LeCaine-Agnew, une brillante mathématicienne qui obtient son doctorat à l’Université Harvard en 1941. «Elle fait partie du groupe restreint de physiciens et de mathématiciens qui jettent les bases de la physique des réacteurs nucléaires, toujours en utilisation aujourd’hui.»
Sur une rare photo du groupe de physique expérimentale du Laboratoire de Montréal, croqué dans l’escalier du pavillon Roger-Gaudry en septembre 1945, on compte 10 femmes parmi la quarantaine de personnes. Pourtant, la liste des noms qui figurent sur la plaque officielle dévoilée par le duc d’Édimbourg en 1962 en mémoire de l’effort de recherche atomique durant la guerre est exclusivement masculine.