Une transition de carrière difficile pour les artistes professionnels des arts vivants
- Forum
Le 30 juin 2021
- Martin LaSalle
Les travaux menés par trois étudiants de maîtrise en relations industrielles exposent les difficultés que vivent les professionnels des arts vivants lorsque vient le moment de changer de carrière.
Qu’ils travaillent au Cirque du Soleil, dans une compagnie de danse ou dans un orchestre, les artistes professionnels de la scène doivent un jour réorienter leur carrière et, souvent, contre leur gré.
Mais les motifs qui les poussent vers une transition de carrière – tels l’âge, les blessures ou la précarité inhérente à leur métier – ainsi que les parcours qu’ils et elles suivent par la suite représentent un domaine de recherche qui a été très peu étudié jusqu’à maintenant.
C’est précisément ce qu’ont abordé deux étudiantes et un étudiant de maîtrise en relations industrielles de l'Université de Montréal sous la direction du professeur Philippe Barré.
S’inscrivant dans la continuité d’un large projet que dirige M. Barré avec des collègues de l’UdeM et de l’Université Laval, les recherches sur le travail d’artistes professionnels menées par Maëlle Reveau, Mahdi Ghazi et Èma Pinard-Frappier «sont avant-gardistes dans l’évolution de notre champ d’études que sont les relations industrielles», indique le professeur.
Les trois étudiants nous présentent un résumé de leur mémoire de maîtrise, qu’ils ont déposé dans les dernières semaines.
Après la vie d’artiste au Cirque du Soleil
Selon les résultats d’un sondage du regroupement national des arts du cirque En Piste, 94 % des artistes de cirque au pays envisageaient une autre carrière en janvier 2021.
Avec la pandémie, qui a entraîné l’arrêt complet de leurs activités, les artistes de cirque ont été poussés à réfléchir à leur avenir. Mais la crise sanitaire n’a pas agi seule, selon Maëlle Reveau, qui a interviewé 14 artistes du Cirque du Soleil entre janvier et novembre 2020 afin de désigner les principaux éléments déclencheurs de leur transition de carrière.
«Mon mémoire fait d’abord ressortir que ces artistes sont profondément attachés à leur métier et que l’idée de devoir le quitter provoque un grand désarroi», dit-elle d’entrée de jeu.
Parmi les personnes qu’elle a rencontrées, la moitié ont amorcé une transition de carrière en quittant la scène pour devenir entraîneurs ou directeurs artistiques au Cirque, tandis que les autres y travaillent toujours bien que les activités n’aient pas repris.
«L’âge est aussi un élément déclencheur parmi celles et ceux qui ont abandonné leur vie d’artiste, précise Maëlle Reveau. De même, chez les femmes âgées de 30 à 35 ans, on observe beaucoup d’autoexclusion: se comparant aux plus jeunes, elles ont parfois tendance à se dévaloriser et croient qu’elles ne méritent plus de faire partie de la troupe.»
L’étudiante ajoute que cette pression ne vient pas de l’employeur, mais qu’il s’agit d’une pensée intériorisée par ces femmes.
La parentalité est, on s’en doute, un autre motif de réorientation professionnelle chez ces artistes. «Il est difficile de concilier travail et famille lorsqu’on est appelé à faire des tournées partout dans le monde, souligne Mme Reveau. Avec un enfant, c’est parfois possible, mais pas avec deux ou trois…»
Suit le sentiment d’isolement et de solitude que vivent les artistes: en dehors de la vie de groupe sur scène, ils sont presque toujours seuls à l’hôtel, le soir venu, et ils manquent les fêtes familiales et les anniversaires.
Et parmi les artistes actuels du Cirque du Soleil, ceux qui ont eu la chance de s’exprimer sur scène avant la pandémie songent à accrocher leur costume, contrairement aux plus jeunes, qui rêvent de donner des spectacles.
«Ces derniers n’envisagent pas la transition, car ils n’ont pas encore réalisé leur rêve et aussi parce que leur employeur offre des conditions exceptionnelles, comparativement aux autres compagnies circassiennes», soutient Maëlle Reveau.
La plupart des artistes qui ont mis fin à leur carrière se sont néanmoins réorientés dans le milieu des arts du cirque, par exemple en direction artistique et en recrutement d’artistes.
«Le passage vers une autre carrière entraîne une grande détresse psychologique et il n’existe que peu de ressources pour les accompagner dans ce cheminement, conclut Maëlle Reveau. La plupart s’en sortent bien, mais il faudrait que des services en psychologie et en orientation professionnelle spécifiques à leur domaine leur soient offerts.»
La vie de pieuvre des musiciens montréalais
Qu’ils soient rompus au rock, au classique ou au jazz, les 10 musiciennes et musiciens professionnels montréalais qu’a interviewés Mahdi Ghazi au cours de ses travaux de maîtrise ne parviennent pas à vivre de leur art. «Être musicien professionnel, c’est généralement vivre dans la précarité et, pour subvenir à ses besoins, il faut multiplier les boulots qui sont tantôt liés à la musique, tantôt pas du tout», déclare celui qui a présenté son mémoire avec succès.
Son projet visait à répondre à deux questions: la précarité de l’emploi oblige-t-elle les musiciens montréalais à exercer plusieurs activités dans le domaine de la musique (modèle pluriactif) ou doivent-ils se partager entre des champs artistiques et non artistiques (modèle polyactif)? Et quelle signification attribuent ces professionnels à la pluriactivité et à la polyactivité?
Premier constat de Mahdi Ghazi: la précarité pousse davantage les musiciennes et musiciens professionnels vers la pluriactivité, par exemple l’enseignement de la musique de façon privée ou dans les écoles.
Mais globalement, si la pluriactivité et la polyactivité représentent une contrainte dans la vie professionnelle des musiciens, elles comportent aussi des avantages.
«L’argent que gagnent les musiciens dans leurs autres engagements liés ou non à leur profession leur permet d’acheter du nouveau matériel et des instruments, de louer un studio d’enregistrement ou de financer leurs tournées», illustre Mahdi Ghazi.
De même, ces deux modèles de vie leur permettent d’élargir leur réseau professionnel, soit en rencontrant d’autres artistes ou des producteurs qui peuvent leur offrir d’autres emplois, soit en se faisant connaître par d’éventuels spectateurs!
Les emplois parallèles, quels qu’ils soient, permettent aussi aux musiciennes et musiciens de «se libérer l’esprit, de prendre une pause mentale des contraintes liées à leur métier de la scène».
«On ne peut pas établir que la pluriactivité et la polyactivité sont des phénomènes positifs ou négatifs: le cumul d’emplois fait partie de leurs réalités plurielles compte tenu du facteur fondamental de la précarité de leur profession», fait observer Mahdi Ghazi.
Toutefois, ce cumul peut représenter une menace pour le secteur culturel. «Après un certain temps, si les emplois non artistiques s’avèrent vraiment rentables et sécurisants, les musiciens peuvent quitter leur métier d’artiste. Les blessures ou l’usure peuvent aussi conduire à une transition professionnelle», conclut-il.
Blessures et difficultés identitaires chez les artistes de la danse
Comment s’opèrent et sont vécues les transitions de carrière provoquées par des blessures ou des maladies du travail – incluant l’usure, la diminution des capacités physiques et l’invalidité – chez les danseuses et danseurs professionnels à Montréal?
C’est ce qu’a tenté de savoir Èma Pinard-Frappier en entreprenant ses travaux de maîtrise à partir de 130 questionnaires remplis par des danseuses et danseurs professionnels dans le cadre d’une recherche dirigée par Philippe Barré en 2019-2020 à la demande du ministère de la Culture et des Communications du Québec.
Èma Pinard-Frappier s’est aussi entretenue avec quatre danseuses et deux danseurs dont l’âge oscillait entre 30 ans et 50 ans. Sur ces six personnes interviewées, cinq ont quitté leur métier en raison de blessures physiques et ont bénéficié des services de la Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST).
Deux grandes conclusions se dégagent de ses travaux.
D’abord, les transitions provoquées par des facteurs physiques sont extrêmement difficiles à accepter pour ces professionnels qui sont entièrement dévoués à leur art.
«On parle de transitions contraintes parce qu’elles découlent d’une blessure grave ou d’une maladie professionnelle, ou encore d’une douleur graduelle attribuable à l’usure ou à une incapacité physique», explique-t-elle.
La seconde conclusion, qui est tributaire de la première: ces transitions forcées sont associées à d’importantes difficultés psychologiques et identitaires.
«L’émergence de difficultés psychologiques est en lien avec le degré de réalisation de soi vécu par l’artiste, ajoute Èma Pinard-Frappier. Car le contexte du processus de transition qui les oblige à élargir leurs horizons professionnels est souvent jalonné d’incompréhension de la part de leur entourage, et ils se sentent souvent isolés.»
Pour ce qui est des difficultés identitaires, elles surviennent surtout parce que «la danse est ancrée au plus profond de l’individu à qui l’on impose une remise en question totale, note l’étudiante finissante. Le danseur a investi tout son temps et toute son énergie dans la danse et il se retrouve face à lui-même, dépourvu de sa virtuosité artistique».
Ayant aussi analysé les services offerts par la CNESST aux danseuses et danseurs blessés ou frappés d’une incapacité, Èma Pinard-Frappier a constaté qu’ils s’avèrent importants dans les transitions de carrière. Toutefois, le système est complexe et ces artistes ont souvent besoin d’être accompagnés pour s’y retrouver.
Des observations typiques des enjeux de l’économie créative
Pour le professeur Philippe Barré, ces trois mémoires sont évocateurs des problématiques qui apparaissent dans d’autres secteurs du monde du travail.
Il rappelle que les artistes occupent une place centrale dans l’économie créative contemporaine: ce sont des professionnels de très haut niveau, qui ont étudié de nombreuses années et qui se sont insérés dans des parcours professionnels extrêmement sélectifs.
«Au sommet de leur art, devoir renoncer à ce qui est aussi une passion est donc particulièrement difficile à vivre, souligne M. Barré. La réorientation professionnelle, quelle qu’en soit la cause, nécessite un travail fondamental de reconstruction de soi qui commande un accompagnement institutionnel adapté. Or, celui-ci est aujourd’hui absent de la plupart des milieux.»
Pour le professeur, «les chercheurs ont à cet égard un rôle fondamental à jouer; il faut mieux connaître ces professions peu étudiées et multiplier les études consacrées aux artistes afin de mieux connaître leurs enjeux. C’est une condition nécessaire pour penser à des politiques publiques et à des leviers d’action adaptés».