Contrer les changements climatiques par une approche pragmatique et décentralisée

Esther Duflo, professeure d'économie au Massachusetts Institute of Technology et colauréate du prix Nobel d’économie 2019

Esther Duflo, professeure d'économie au Massachusetts Institute of Technology et colauréate du prix Nobel d’économie 2019

Crédit : Amélie Philibert | Université de Montréal

En 5 secondes

Colauréate du prix Nobel d’économie 2019, Esther Duflo estime que les expériences qui ont permis de réduire la pauvreté mondiale devraient guider la lutte contre les changements climatiques.

De 2010 à 2019, la proportion de personnes dans le monde vivant dans la grande pauvreté – soit avec moins d’un dollar américain par jour – a diminué de presque de moitié, passant de 15 à 8 %.

D’autres améliorations importantes ont été réalisées dans la lutte contre la pauvreté au cours des dernières décennies, dont une réduction de 50 % des taux de mortalité infantile et de mortalité maternelle depuis 1990, notamment en Biélorussie, au Bangladesh, au Cambodge, au Kazakhstan et au Rwanda.

Ces améliorations ne sont pas le fruit d’une recette miracle.

«Elles sont attribuables au progrès du pragmatisme parmi les décideurs économiques et les organisations telles que la Banque mondiale, l’Organisation de coopération et de développement économiques et le Fonds monétaire international, qui ont progressivement délaissé l’augmentation de la croissance et la lutte contre les déficits au profit d’objectifs spécifiques plus réalistes en matière de pauvreté, d’éducation, de santé et d’environnement.»

C’est ce qu’a indiqué la colauréate du prix Nobel d’économie 2019, Esther Duflo, qui était de passage à l’Université de Montréal le 28 avril dans le cadre d’une visite organisée en collaboration avec l’Observatoire québécois des inégalités et le festival Metropolis bleu.

L’économie expérimentale ou l’approche du plombier

Avec son conjoint, Abhijit Banerjee – qui, comme elle, est professeur d’économie au Massachusetts Institute of Technology –, Esther Duflo codirige depuis 2003 le Laboratoire d’action contre la pauvreté (Poverty Action Lab ou J-PAL, en anglais).

Au fil des ans, ce réseau qui regroupe aujourd’hui plus de 400 chercheurs et chercheuses en économie dans le monde a contribué à affiner les connaissances sur les interventions efficaces visant la réduction de la pauvreté sous ses différentes formes.

Esther Duflo compare l’approche de J-PAL à celle du plombier «qui, sans connaître tous les paramètres d’un problème à l’avance, procède par essais et erreurs en prêtant attention aux détails importants qui sont souvent négligés».

Accumuler les expériences sur le terrain

Esther Duflo a cité différents exemples d’expériences menées sur le terrain afin d’accumuler des connaissances susceptibles d’améliorer les politiques publiques visant à réduire la pauvreté.

Elle a rapporté le cas des chercheuses Pascaline Dupas et Jessica Cohen qui, au début des années 2000, ont dirigé des projets au Kenya sur le recours aux moustiquaires pour diminuer la transmission du paludisme dans la population. On débattait alors de l’efficacité de la gratuité des moustiquaires et l’on se demandait si les faire payer aux gens allait accroître leur utilisation.

Elles ont notamment comparé l’effet de la distribution gratuite avec celui d’une distribution payante variant de 65 sous à 3 dollars. Avec la gratuité, l’utilisation des moustiquaires était de plus de 80 % dans le temps, tandis qu’elle diminuait à mesure que le prix augmentait: au prix maximal, l’utilisation était sous les 20 %.

Leurs conclusions ont convaincu 500 partenaires privés, publics et internationaux de créer, en 2008, une campagne de distribution massive de moustiquaires visant une couverture universelle, le Roll Back Malaria.

«En 2019, l’Organisation mondiale de la santé estimait que, [grâce à ce programme], 68 % des ménages africains conservaient l’habitude de posséder au moins une moustiquaire, comparativement à 5 % en 2000 et, selon un article paru dans Nature, la distribution des moustiquaires a entraîné un déclin de 450 millions de cas de paludisme dans le monde», a souligné Esther Duflo.

Une autre expérience a été conduite dans l’État du Rajasthan, en Inde, pour comparer deux approches en vue d’accroître la vaccination de la population contre la rougeole: la première se concentrait sur l’offre de vaccins, avec une présence accrue d’infirmières vaccinatrices, et la seconde visait à augmenter la couverture vaccinale en donnant un kilo de lentilles à chaque personne qui se ferait vacciner.

Après un an, le taux de vaccination atteignait 38 % dans les villages où les gens recevaient un kilo de lentilles, comparativement à 12 % là où il y avait plus d’infirmières et à 5 % dans les villages qui servaient de groupes témoins.

«La simple intervention d’ajouter un sac de lentilles s’est avérée plus efficace, et nettement moins coûteuse, que d’avoir davantage d’infirmières sur le terrain, avec toute la logistique que cela implique», a soutenu l’économiste.

La réputation et l’influence de J-PAL ont graduellement grandi, à travers les différents projets entrepris au cours des 20 dernières années. Aujourd’hui, on estime que le réseau a contribué à améliorer des politiques et des programmes touchant près de 600 millions de personnes.

Des gains menacés par les changements climatiques

Selon Esther Duflo, le dérèglement climatique «risque d’effacer une grande partie des gains [réalisés dans la lutte contre la pauvreté] d’ici 2100».

Au chapitre de la mortalité, les pays pauvres seront davantage frappés par l’augmentation du nombre de jours de chaleur extrême.

«C’est un problème inédit qui frappe déjà les pays pauvres et ils ne peuvent rien faire pour le résoudre, car les émissions [de gaz à effet de serre] proviennent essentiellement de la consommation dans les pays riches, a-t-elle insisté. Et le monde occidental a démontré pendant la crise de la COVID-19 que, sous pression, il ne ferait preuve d’aucune solidarité.»

Ce qui soulève ce paradoxe: pour les pays pauvres, «devenir riches le plus vite possible devient la meilleure stratégie d’adaptation [en diversifiant leur économie au moindre coût possible], en priorisant l’énergie [fossile], comme l’Inde qui mise sur le charbon, et en détruisant la nature comme cela se fait en Indonésie, en Malaisie et au Gabon», illustre-t-elle.

Que faire alors? Esther Duflo propose de taxer plus fortement la consommation dans les pays riches, d’imposer à hauteur de un pour cent les multinationales et les grandes fortunes et d’affecter les sommes recueillies à un fonds destiné à la réparation des dégâts, l’adaptation et la mitigation dans les pays pauvres.

«Il reste des millions de pauvres dont les conditions de vie doivent être améliorées aujourd’hui et l’on ne peut attendre de régler le problème climatique pour endiguer la pauvreté, a-t-elle conclu. L’écosystème du climat ressemble à celui de la pauvreté et plutôt que de chercher la solution miracle, ce sera une multitude de petites choses qui aura permis des progrès dans 30 ans.»

  • Économiste de terrain, Esther Duflo compare son approche à celle du plombier «qui, sans connaître tous les paramètres d’un problème à l’avance, procède par essais et erreurs en prêtant attention aux détails importants qui sont souvent négligés».

    Crédit : Amélie Philibert | Université de Montréal
  • Selon Esther Duflo, le dérèglement climatique risque d’effacer une grande partie des gains réalisés dans la lutte contre la pauvreté d’ici 2100.

    Crédit : Amélie Philibert | Université de Montréal
  • Louise Ann Maziak, présidente du conseil de la Fondation Metropolis bleu, Nathalie Guay, directrice générale de l'Observatoire québécois des inégalités, Valérie Amiraux, vice-rectrice aux partenariats communautaires et internationaux de l'Université de Montréal, Valérie Patreau, conseillère à l'arrondissement d’Outremont, Esther Duflo, Frédéric Mérand, directeur du Département de science politique de l'Université, Laurence Deschamps-Laporte, directrice du Centre d'études et de recherches internationales de l'UdeM, le recteur Daniel Jutras et Gracia Kasoki Katahwa, mairesse de l'arrondissement de Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce.

    Crédit : Amélie Philibert | Université de Montréal