L’endettement étudiant: un fardeau individuel et collectif pour les universitaires anglo-saxons
- UdeMNouvelles
Le 15 octobre 2024
- Martin LaSalle
Le professeur Jean François Bissonnette analyse, sous l’angle de l’économie morale, l’endettement étudiant et explique comment celui-ci a suscité la contestation dans les universités anglo-saxonnes.
Comment expliquer qu’il paraisse légitime à la fois d’accepter de s’endetter pour effectuer des études supérieures et de contester ultérieurement la lourdeur de cette dette qui – pour certains – finit par éliminer la possibilité de s’offrir un style de vie que promettait pourtant la poursuite des études?
C’est ce qu’a exploré le professeur Jean François Bissonnette, dans un article qu’il a récemment publié dans la revue Information sur les sciences sociales, en focalisant son analyse sur l’Angleterre et les États-Unis, où la perte de la légitimité perçue de l’endettement a alimenté des campagnes de protestation qui ont pris naissance lors des évènements entourant le mouvement Occupons Wall Street, en 2011.
Spécialiste de la sociologie de l'économie et de la théorie politique, celui qui est professeur adjoint au Département de sociologie de l'Université de Montréal s'intéresse à cette question depuis la grève étudiante de 2012 au Québec.
«Je terminais alors mes études doctorales et j’ai été particulièrement touché par le slogan On veut étudier, on veut pas s'endetter, qui illustrait déjà une critique de l'endettement dans un contexte où le recours au crédit était – et est encore – banalisé», explique Jean François Bissonnette.
De fait, bien que les ménages canadiens figurent parmi les plus endettés au monde avec un ratio dette/revenu disponible atteignant de 175 à 180 %, «cette situation plutôt alarmante est rarement remise en question… exception faite de l’endettement étudiant, qui est un enjeu politisé et contesté», ajoute-t-il.
L’économie morale de la dette étudiante
Pour analyser le phénomène par lequel s’est imposée la logique de l’acceptation de s’endetter pour étudier, Jean François Bissonnette fait appel au concept d'économie morale. Cette approche permet d’examiner les relations économiques sous l'angle de leur perception comme étant justes ou injustes.
«Dans le cas de l'endettement étudiant, cette perspective révèle une profonde ambivalence, indique l’auteur de l’étude. D'un côté, la dette est perçue comme légitime, car le diplôme est vu comme un investissement qui rapportera plus tard, mais de l’autre côté, cette logique conduit à accepter un mode de vie basé sur l'endettement à long terme.
«Cette ambivalence se trouve dans la nature même de la dette, qui comporte une forte connotation morale liée à l'obligation de remboursement et au sentiment d'être redevable, poursuit-il. L'approche de l'économie morale permet ainsi d'examiner les motivations qui poussent à accepter cette condition d'endettement, mais aussi de comprendre comment cette acceptation peut basculer vers la contestation.»
Une critique de la marchandisation de l'éducation
Bien que Jean François Bissonnette se défende de porter un jugement normatif sur l'endettement étudiant, son analyse n'en comporte pas moins une dimension critique. Il pointe notamment la transformation de l'institution universitaire en un «fournisseur de services marchands, où l'éducation supérieure est réduite à sa valeur marchande».
«Cette évolution s'inscrit dans une vision utilitariste de l'éducation, où celle-ci est avant tout considérée comme un investissement individuel, précise-t-il. Cette conception, promue par des économistes comme Milton Friedman dès les années 1960-1970, a conduit à justifier le désengagement de l'État dans le financement de l'enseignement supérieur au profit d'un recours accru à l'endettement privé.»
Il explique que le modèle de financement des études par l'endettement repose sur «des attentes qui sont de plus en plus souvent déçues: de nombreux étudiants et étudiantes s'endettent lourdement dans l'espoir d'accéder à un certain niveau de vie associé à la classe moyenne – un emploi stable et bien rémunéré, l’accession à la propriété, etc. Or, ces perspectives s'éloignent pour beaucoup de personnes diplômées, confrontées à un marché du travail plus précaire et à des prix de l'immobilier en forte hausse».
Le chercheur évoque notamment le cas de l'Angleterre, où le financement de l'enseignement supérieur a évolué très rapidement: il y a seulement 25 ans, les études universitaires y étaient gratuites, tandis qu’aujourd’hui les droits de scolarité s'élèvent à 9250 £ par an, pour un endettement moyen de 45 000 £ pour un diplôme de premier cycle.
«En Angleterre, on estime qu'environ un tiers des titulaires d’un diplôme universitaire n'atteindront jamais le seuil de revenu à partir duquel le remboursement de leurs prêts étudiants peut commencer, relate Jean François Bissonnette. Aux États-Unis, la dette étudiante est devenue pour la première fois un facteur négatif pour l'accession à la propriété.»
L'émergence d'un mouvement de contestation
C'est dans ce contexte qu'a émergé aux États-Unis un mouvement de contestation de la dette étudiante, dans le sillage du mouvement Occupons Wall Street en 2011-2012. Des collectifs comme Strike Debt puis Debt Collective ont cherché à organiser politiquement les débiteurs étudiants pour lutter contre le pouvoir de l'industrie financière.
«Ces militants remettent en cause la légitimité morale et politique de la dette étudiante. Ils dénoncent la transformation de l'éducation, qui devrait être un droit, en un produit financier sur lequel spéculent les créanciers, contextualise l’auteur. Ils pointent aussi le “deux poids, deux mesures” entre le sauvetage des banques lors de la crise de 2008 et l'absence d'aide aux ménages surendettés.»
L'objectif de ces mouvements est de transformer la dette d'un fardeau individuel en un levier d'action collective. Ils prônent des stratégies comme la grève de la dette et militent pour une éducation supérieure gratuite et un effacement massif des dettes étudiantes existantes.
Ces revendications ont progressivement gagné en influence politique. Lors de la campagne présidentielle américaine de 2020, l'annulation partielle de la dette étudiante était devenue une proposition portée par plusieurs candidats démocrates. L'administration Biden a d'ailleurs annoncé en août 2022 un plan d'annulation partielle de la dette étudiante, prévoyant d'effacer jusqu'à 20 000 $ de dette pour plus de 40 millions d'emprunteurs.
Cependant, cette mesure a suscité une vive opposition de la part notamment des républicains, qui ont dénoncé son injustice envers ceux qui avaient déjà remboursé leurs prêts ou qui n'avaient pas fait d'études supérieures. Ces arguments ont finalement conduit à l'annulation du programme par la Cour suprême des États-Unis en juin 2023.
Vers une remise en cause du modèle?
Ce débat révèle des tensions profondes dans nos sociétés contemporaines. Il soulève des questions complexes sur la justice sociale, la responsabilité individuelle et collective, le rôle de l'éducation et les mécanismes de reproduction des inégalités.
Devant ces dilemmes, certains réclament que soit repensé en profondeur le modèle de financement des études supérieures. Des voix s'élèvent pour un retour à une éducation supérieure largement financée par la collectivité. D'autres proposent des solutions intermédiaires, comme la mise en place de systèmes de remboursement proportionnel aux revenus ou l'idée d'un «revenu étudiant universel».
Pour Jean François Bissonnette, «ces débats sont cruciaux, car ils engagent l'avenir de nos systèmes éducatifs et plus largement de nos modèles de société. La dette étudiante apparaît ainsi comme le symptôme de problèmes beaucoup plus vastes, cristallisant les tensions entre aspirations individuelles et bien commun, entre logiques de marché et droits sociaux, entre promesses de mobilité sociale et reproduction des inégalités», conclut-il.