Des journalistes autochtones se racontent
- UdeMNouvelles
Le 11 janvier 2024
- Martin LaSalle
Trois journalistes d’origine innue ont témoigné de leurs expériences à l’occasion d’une table ronde organisée par trois professeures du Département de communication de l’UdeM.
Il reste encore beaucoup de chemin à parcourir avant qu’on observe une présence accrue d’Autochtones dans les salles de nouvelles des médias généralistes. Et lorsqu’il est question de communautés autochtones aux informations, la majorité des sujets renforcent les préjugés à leur endroit.
Ce sont les deux principaux constats qu’ont fait valoir les journalistes Shushan Bacon, Gabrielle Paul et Michel Jean – tous trois d’origine innue – à l’occasion d’une table ronde sur le journalisme autochtone à laquelle ont pris part une cinquantaine d’étudiantes et d’étudiants du Département de communication de l’Université de Montréal, du diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) en journalisme ainsi que du DESS en récits et médias autochtones.
L’activité, qui s'est déroulée fin novembre, était organisée par les professeures Mélanie Chaplier, Juliette de Maeyer et Claudine Blais, en collaboration avec le Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones.
Redonner la souveraineté narrative aux communautés
Native de Mani-utenam, sur la Côte-Nord, et vivant maintenant à Wendake, près de Québec, Shushan Bacon est journaliste à la chaîne francophone d’APTN, le Réseau de télévision des peuples autochtones. Formée en gestion et comptabilité, elle nourrissait le désir d’effectuer un doctorat sur la pauvreté des peuples autochtones lorsqu’est survenu le décès de Joyce Echaquan, le 28 septembre 2020.
«Ma vie a alors basculé, j’ai pleuré pendant deux semaines parce que sa mort a mis au jour le racisme et les microagressions que les Autochtones vivent au quotidien, et je me suis dit que j’allais désormais tendre le micro dans nos communautés», a témoigné celle dont les parents ont vécu le traumatisme des pensionnats.
C’est aussi pour redonner la souveraineté narrative aux communautés que Gabrielle Paul a demandé à travailler à Espaces autochtones une fois qu’elle a été embauchée comme journaliste à Radio-Canada à la suite d’un stage.
Ayant fait du journalisme à l’adolescence, la jeune femme originaire de Mashteuiatsh, au Saguenay–Lac-Saint-Jean, a réalisé que le portrait des communautés autochtones peint par les médias régionaux était toujours négatif.
«Tout ce qu’on entendait aux nouvelles, c’était des histoires de descentes de drogue, et j’ai voulu montrer qu’il se passe autre chose dans nos communautés: je me suis donc inscrite en journalisme au Cégep de Jonquière», a-t-elle relaté.
Également natif de Mashteuiatsh, Michel Jean a toujours voulu être journaliste. Après avoir étudié en histoire à l’UdeM, il a embrassé la carrière journalistique, qui l’a mené un peu partout au Québec et au Canada ainsi qu’à l’étranger. Aujourd’hui animateur de l’émission du midi à TVA et au canal LCN, ce n’est que tardivement que Michel Jean a parlé publiquement de ses origines autochtones, soit vers 2010.
«Je me suis servi de la white pass, c’est-à-dire que je suis passé pour un Blanc en évitant de parler de mes origines innues pour avoir plus de chances d’être embauché comme journaliste», a-t-il confié.
C’est notamment lui qui a révélé la nouvelle du décès de Joyce Echaquan, au lendemain de sa mort. On lui avait transmis la vidéo qui a fait les manchettes et scandalisé le Québec. «Radio-Canada avait retiré les injures que lançaient les infirmières à Joyce, mais de mon côté à TVA, j’ai décidé de les laisser: je me suis dit que ça faisait assez longtemps que les Autochtones entendaient ce genre de choses et qu’il était temps que les Québécois les entendent aussi», a-t-il raconté.
Un traitement variable des nouvelles sur les communautés autochtones
Étant l’un des rares journalistes autochtones à travailler dans un média généraliste au Québec, Michel Jean a déploré la différence de traitement des nouvelles touchant les communautés autochtones et parfois l’indifférence à leur endroit.
«Outre les commentaires désobligeants du genre “Les nouvelles sur les Autochtones, ça n’intéresse personne”, il y a une différence de couverture que j’ai observée, comme cette fois où aucun média, sauf le mien, n’a mentionné la disparition de quatre pères de famille atikamekws de Manawan, tandis que, peu après, tous ont parlé pendant des jours de la disparition du président de Savoura et de son fils…», a-t-il illustré.
Aujourd’hui conseillère politique aux relations gouvernementales et stratégiques au conseil de bande de Mashteuiatsh, Gabrielle Paul a vécu une expérience plus positive, affirmant ne s’être «jamais sentie limitée dans les sujets que je proposais; certains n’étaient pas retenus et c’est normal, mais je me suis toujours sentie très libre à Radio-Canada, où l’on m’offrait les moyens de réaliser mes projets, tant à Espaces autochtones que dans la salle de nouvelles générales».
Si elle a quitté le journalisme, c’est parce qu’elle préfère «vivre les évènements au lieu de les rapporter».
Pour sa part, Shushan Bacon traite surtout de sujets d’actualité qui concernent les communautés autochtones.
«La chaîne francophone d’APTN est encore toute jeune – elle n’a que quatre ans –, mais je suis tout à fait libre de choisir mes sujets, a dit la journaliste. Je n’ai pas à débattre du pourquoi de mes choix, mais il m’arrive parfois de devoir défendre le fait d’en parler en français: chez APTN, le clivage linguistique entre francophones et anglophones est le même qu’au Canada en général.»
Changer les façons de faire… et aider les générations futures
Bien que la voix des communautés autochtones se fasse plus entendre qu’auparavant, les trois panélistes ont soulevé des éléments qui freinent l’accroissement du nombre de journalistes autochtones dans les médias en général, mais aussi une plus large couverture de l’actualité relative aux Premiers Peuples.
«On dit vouloir plus de journalistes autochtones dans les salles de nouvelles, mais on n’est pas prêt à changer les façons de faire, a regretté Gabrielle Paul. Le modèle journalistique est encore très colonial, poussant davantage les Autochtones à s’y conformer que l’inverse.»
Selon elle, les médias devraient «faire une introspection, entre autres en accordant une plus grande crédibilité aux récits oraux: la vision manichéenne et dichotomique occidentale est difficilement compatible avec la vision autochtone», a-t-elle déclaré.
Shushan Bacon croit que les communautés autochtones ont aussi un bout de chemin à faire pour favoriser la profession de journaliste dans leur population. «Il faut motiver les jeunes à développer leur confiance en eux, car c’est ce qui leur manque, a-t-elle mentionné. Avoir accès à des formations en leadership axées sur la confiance en soi pourrait les rendre plus enclins à prendre la parole» comme elle l’a fait.
Quelques conseils aux journalistes de demain
Les trois journalistes ont prodigué quelques conseils aux journalistes en herbe venus les entendre, notamment en ce qui a trait à la façon dont ils pourraient aborder des gens issus des Premières Nations dans le cadre de leur travail.
«Soyez critiques à l’égard de votre travail, a lancé Gabrielle Paul. On vous enseigne à vous montrer critiques du gouvernement, mais il faut aussi avoir la capacité de se remettre en question et vous devez être un tant soit peu au courant de l’histoire quand vous interviewerez des Autochtones.»
«Même si le monde des médias cherche à aller toujours plus vite, il faut prendre le temps d’écouter ce que les gens ont à dire sur leur vécu et leur réalité, a ajouté Shushan Bacon. Évitez surtout d’interpréter: la patience et l’écoute permettent de recueillir des trésors!»
Michel Jean a abondé dans le même sens: «Les Autochtones ne s’ouvrent pas toujours naturellement, souvent par timidité. Avec les aînés, il y aura forcément des moments de silence, ne les craignez pas. Et ne les bombardez pas de questions: attendez que les réponses viennent.»