La liberté universitaire à l’heure de la polarisation idéologique
- UdeMNouvelles
Le 21 novembre 2024
- Paule Des Rivières
La page couverture présente une reproduction d’une célèbre «toile noire» de Goya, «Le chien», dont la facture ambigüe permet aux auteurs d’évoquer le sort incertain des universités. Un peu comme l’institution universitaire dont on ne sait pas si elle s’enlisera durablement dans un climat de crise ou si elle le dépassera, «il est difficile de dire si le chien va être avalé par la gangue beige de la toile ou s’il va au contraire parvenir à s’en extraire», analyse Jean-François Gaudreault-DesBiens, grand amateur d’art. Et, somme toute, optimiste.
Messages préventifs, microagressions, espaces sécuritaires, culture de l’annulation: autant de termes qui posent des défis aux universités. Comment les appréhender selon leurs missions?
Dans un essai sociojuridique éclairant, Jean-François Gaudreault-DesBiens, professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, plaide en faveur d’une liberté universitaire assumée, mais nuancée, en phase avec une société en mouvement. Reste que cette liberté, cruciale, est bel et bien fragilisée, rappelle-t-il. L’ouvrage, coécrit avec Léa Boutrouille, avocate et diplômée de l’UdeM, est publié aux Éditions Thémis de la Faculté de droit. Il a pour titre Les libertés expressives dans l’université canadienne contemporaine: cadres juridiques et enjeux éthiques. Un fil d’Ariane traverse l’ouvrage, celui de la nécessaire nuance.
«Il faut réhabiliter la nuance, dit le professeur en entrevue. Elle n’est pas très à la mode et elle requiert du courage, notamment celui de comprendre les préoccupations des personnes qui n’évoluent pas dans nos chambres d’écho. La pensée ne se résume pas à un J’aime.» Le coauteur mentionne aussi que, lorsqu’il s’agit de saisir la complexité des débats ayant trait aux libertés expressives, «les faits sont importants» et que les ressentis des uns et des autres, n’ayant pas vocation normative, ne peuvent servir de repères lorsque vient le temps de décider ce qui devrait ou non être dit en classe, même si le maintien de la qualité de la relation pédagogique exige qu’on ne les ignore pas entièrement.
Récits dominants
S’il ne s’agit donc pas d’éviter certains sujets controversés – l’annulation de la venue de conférenciers ou le bannissement pur et simple de propos s’accordent mal à la culture universitaire et doivent demeurer exceptionnels –, il est primordial, en revanche, de se soucier de la façon dont les propos sont mis en contexte et présentés.
«L’exercice de la liberté d’expression par les professeurs et professeures en contexte universitaire exige d’être conscient du fait qu’un exposé de certains faits ou thèses peut heurter, choquer, provoquer la colère ou inciter des personnes à ne pas s’exprimer de peur d’être marginalisées», indique Jean-François Gaudreault-DesBiens. On touche ici au concept de microagression, lié au manque d’empathie à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes.
De même, «si certaines revendications de décolonisation ou d’autochtonisation prennent parfois la forme d’un réquisitoire absolu, plusieurs d’entre elles soulèvent d’excellentes questions quant aux modalités d’exclusion des savoirs», soulignent les auteurs. Inscrites historiquement dans des dynamiques de pouvoir traversant les sociétés où elles sont implantées, les universités ont aussi parfois contribué à conforter la stigmatisation de certains groupes.
Bref, des remises en question s’imposent. Pour les établissements, mais aussi pour les membres du corps enseignant: qui ne traîne pas ses propres préjugés et son propre regard? «Prenons donc la mesure des angles morts de nos récits dominants, ce qui ne signifie nullement que ces récits sont pour autant illégitimes», exhorte le professeur de droit.
Le droit, oui, mais pas seulement
Les auteurs discutent de nombreux jugements et sentences arbitrales rendus autour de la liberté d’expression et de la liberté universitaire au cours des dernières décennies. Rarement notes de bas de page – 900 en tout! – auront été aussi agréables à lire!
Après s’être penchés sur les normes juridiques entourant l’exercice de ces libertés au Canada, tout en mobilisant des enseignements du droit comparé, Jean-François Gaudreault-DesBiens et Léa Boutrouille concluent que les protections constitutionnelles ou juridiques ont une portée limitée. L’autonomie universitaire ne dispose pas de protection constitutionnelle particulière et la liberté universitaire est protégée dans sa dimension expressive qu’en tant que dérivé de la liberté d’expression échéant à tout citoyen.
Par ailleurs, hormis les formes d’expression les plus virulentes, le droit canadien protège l’expression controversée. Dans cette perspective, «la reconnaissance d’un droit de ne pas être exposé à des contenus légaux, mais potentiellement offensants, nous paraît être une voie sans issue. Elle l’est certainement du point de vue juridique – il n’existe pas de droit de ne pas être offensé – et elle l’est d’un point de vue philosophique», selon les auteurs. L’«offense», vécue subjectivement, ne peut à elle seule justifier une censure de l’expression qui la porte.
Une discussion ouverte
Dans les faits, la plupart des controverses suscitées par l’exercice de la liberté universitaire sur les campus ont trait à des formes légales d’expression, d’où les limites du droit formel s’agissant de les saisir. Les considérations éthiques et pédagogiques viennent donc en renfort. Ainsi, les auteurs ne perdent jamais de vue la mission pédagogique de l’université, sorte de boussole intérieure. Ils reprennent les mots du philosophe Paul Ricœur, qui parle de «responsabilité à l’égard du savoir», objectif à garder en tête en tout temps.
L’ouvrage est en quelque sorte l’approfondissement d’une réflexion entamée par Jean-François Gaudreault-DesBiens il y a plus de 30 ans, puisque ses travaux de maîtrise et de doctorat portaient sur la liberté d’expression et les droits à l’égalité en lien avec les revendications identitaires et les guerres culturelles (beaucoup aux États-Unis) des années 1980-1990. Il a aussi été titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les identités juridiques et culturelles nord-américaines et comparées de 2006 à 2016.
Les conflits agitant les universités ont été à certains égards moins vifs dans les établissements francophones, mais il insiste: toutes les universités doivent réfléchir et agir. Pour lui, la discussion sur les conditions épistémiques de l’expression doit rester ouverte. Elle n’est jamais terminée, mais elle est rarement innocente. Qui parle au nom de qui? demande l’auteur. À ce sujet, il reprend les propos d’Emilie Nicolas dans Le Devoir en juin dernier: «Il faut écouter qui parle, mais aussi observer qui se tait.» Et ce, ajoute-t-il, autant dans les rapports entre majorités et minorités qu’au sein des groupes majoritaires ou minoritaires eux-mêmes.
Rabaissement des savoirs experts
Jean-François Gaudreault-DesBiens souligne aussi que les incidents qui ont lieu sur les campus ne sont pas désincarnés, mais se produisent dans une société où les raidissements idéologiques ont la cote. Or, dans un environnement médiatique et politique où dominent les opinions «coups de gueule» plutôt que les commentaires fondés sur une réflexion étoffée, le capital culturel des universités est menacé à une époque caractérisée par un rabaissement des savoirs experts.
«Les universités ont joué un rôle important dans la modernité et ont toujours été des lieux de débats. Aujourd’hui, la reconnaissance de la parole scientifique, avec la réflexivité qu’elle devrait supposer, est malmenée. Les gouvernements font de moins en moins appel à la science. C’est très préoccupant», poursuit-il.
Aider la communauté étudiante (et le personnel) à acquérir les fondements d’une «éthique dialogique» fait partie de la solution, estime Jean-François Gaudreault-DesBiens, sans que cela constitue pour autant une panacée. Il note à cet égard que plusieurs universités américaines offrent désormais des formations à leurs étudiants et étudiantes sur les conditions d’un dialogue fructueux entre pairs.
L’ouvrage s’adresse aux juristes, bien sûr, mais aussi à toute personne ayant à cœur la liberté universitaire et la liberté d’expression. Les auteurs ont parsemé leur propos de citations de nombreux écrivains, de Dany Laferrière à Gaston Bachelard en passant par Naïm Kattan, Zadie Smith, Giorgio Bassani et Chantal Ringuet, qui apportent une perspective élargie au débat. Et rappellent que les mots ne sont pas que des mots.