Parution de la correspondance inédite entre Heidegger et Gadamer
- UdeMNouvelles
Le 16 janvier 2025
- Virginie Soffer
La publication de la correspondance entre Gadamer et Heidegger, codirigée par le professeur de philosophie Jean Grondin, offre un aperçu inédit de leur relation personnelle et intellectuelle.
La correspondance entre Hans-Georg Gadamer et Martin Heidegger, deux figures incontournables de la philosophie du 20e siècle, vient d’être publiée pour la première fois en allemand par les éditeurs Klostermann et Mohr Siebeck. Éditée par Jean Grondin, professeur de philosophie à l’Université de Montréal, et par Mark Michalski, professeur à l’Université de Patras, cette publication réunit 219 lettres échangées entre 1922 et 1976, offrant une plongée unique dans leur pensée, leur relation personnelle et leur époque. Cette riche correspondance est suivie de 150 pages de notes explicatives et de 50 pages d’annexes comprenant entre autres le rapport que Heidegger a rédigé sur la thèse de son élève Gadamer en 1929, le texte des allocutions que Heidegger a prononcées dans les cours de Gadamer dans les années 1960 et la lettre de condoléances que Gadamer a adressée à la veuve de Heidegger après sa mort, en 1976.
Nous nous sommes entretenus avec Jean Grondin.
Comment en êtes-vous venu à éditer cette correspondance?
Mon lien avec Hans-Georg Gadamer remonte à plusieurs décennies. J’ai traduit cinq de ses ouvrages de l’allemand vers le français et, en 1999, j’ai publié la première biographie à lui être consacrée. Ces recherches m’ont naturellement conduit à m’intéresser de près à ses archives. Lorsque sa fille, Andrea Gadamer, m’a proposé de coéditer cette correspondance, j'ai saisi l’occasion.
J’ai alors eu accès aux lettres manuscrites conservées dans les archives littéraires de Marbach, en Allemagne. La correspondance couvre une période de 54 ans, de 1922 à 1976, avec quelques interruptions. Elle permet de retracer l’histoire de leur relation et surtout de comprendre les dynamiques de leur pensée, de leur vie et de leur temps.
La publication de ces lettres avait été envisagée à plusieurs reprises par le passé, mais elle n’avait jamais abouti pour des raisons qui sont complexes. Il a fallu attendre ces dernières années, avec l’accord des ayants droit, pour que le projet voie enfin le jour.
De quoi parlent leurs lettres?
Les lettres échangées entre Heidegger et Gadamer abordent des sujets personnels comme la famille, racontent des potins universitaires, mais parlent aussi des projets philosophiques des deux penseurs et des bouleversements qui ont marqué l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, par exemple, Gadamer s’informe régulièrement de la situation de Heidegger, dont les fils sont mobilisés sur le front de l'Est. À un moment donné, Heidegger perd tout contact avec eux parce qu’ils ont été faits prisonniers. Ils ne seront libérés que quelques années après la fin du conflit. Tous deux ont traversé des périodes critiques de l'histoire allemande. On sait que Heidegger a été un partisan d'Hitler en 1933 et que Gadamer conservait en revanche une certaine distance.
Les périodes de guerre et de reconstruction sont au cœur de leur correspondance. Gadamer, notamment, a vécu une expérience particulière après la guerre, étant recteur de l’Université de Leipzig de 1946 à 1947, dans la zone occupée par les Soviétiques. Les lettres échangées révèlent les tensions politiques de l’époque et la manière dont les deux philosophes naviguent dans ces eaux troubles.
Les échanges portent également sur des sujets philosophiques. Heidegger montre un intérêt marqué pour les publications de Gadamer qui, pour sa part, réagit aux nouvelles publications de son maître. Cette correspondance est aussi importante pour comprendre l’évolution de la pensée de Heidegger au fil des décennies. Dans les années 1930, il prend ses distances avec son œuvre maîtresse Être et temps et développe une toute nouvelle philosophie, inspirée entre autres par la poésie de Hölderlin. Gadamer suivra de près cette évolution et l’intégrera à son propre travail.
Qu'est-ce que vous avez découvert dans cette correspondance?
J’ai découvert la profondeur et l’intensité de leur relation. Ce qui m’a particulièrement frappé, voire surpris, c’est l’estime que Heidegger avait pour l’œuvre de Gadamer, dont il n’a jamais parlé publiquement. Dans cette correspondance, on découvre que Heidegger appréciait les travaux de son élève, mais aussi sa notoriété. On découvre aussi qu’il lisait attentivement ce que Gadamer écrivait, notamment les hommages que ce dernier lui rendait dans les grands journaux allemands à l’occasion de ses anniversaires significatifs en 1964, 1969 et 1975.
Du côté de Gadamer, il apparaît clairement qu'il considérait Heidegger comme une figure paternelle. Gadamer avait perdu son père en 1928, alors qu’il était encore assez jeune. Dans sa correspondance, il confie à Heidegger que, spirituellement, il l’a vu comme un second père. La correspondance fait aussi état des nombreuses visites que Gadamer a rendues à Heidegger.
La correspondance nous permet d'en apprendre davantage sur la période qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale, notamment de 1945 à 1951, lorsque Heidegger était suspendu de ses fonctions en raison de son passé nazi, en raison de la dénazification des universités. On découvre dans leurs lettres leur incertitude à propos de leur avenir personnel et de la situation de l’Europe.
Comment s’est déroulé votre travail d’édition de la correspondance?
Ce travail m’a d’abord demandé de déchiffrer, avec Mark Michalski, l’écriture de Gadamer et de Heidegger, qui n’est pas toujours facile à lire. Certaines lettres plus tardives de Gadamer étaient dactylographiées, mais la majorité étaient manuscrites.
En plus de la transcription, il a fallu ajouter des notes explicatives pour éclairer le contexte, les allusions, les personnes et les évènements mentionnés. L’objectif était de rendre cette correspondance accessible et de permettre aux lecteurs d’approfondir leur compréhension du 20e siècle tout en apportant un éclairage unique sur la pensée de Gadamer et Heidegger.
Nous avons également mené des recherches pour retrouver des lettres manquantes, notamment en contactant les ayants droit. C’est ainsi que le petit-fils de Heidegger a retrouvé quelques lettres parmi des documents familiaux et nous avons aussi trouvé des lettres de Heidegger dans des livres de Gadamer. Ces découvertes étaient essentielles pour compléter cette édition.
Nous espérons que la publication de cette correspondance incitera d’autres personnes à faire connaître des lettres qu'elles possèdent et que nous pourrons les inclure dans une future édition augmentée. Cela enrichirait encore davantage notre compréhension de leur relation et de leur époque.
Les premières pages de cette correspondance sont en libre accès à l’adresse suivante: Hans-Georg Gadamer/Martin Heidegger: Briefwechsel 1922 bis 1976 und andere Dokumente.
Un autre livre de Jean Grondin
Jean Grondin vient également de publier Metaphysical Hermeneutics. C’est grâce à la bourse accompagnant la Médaille d’or du Conseil de recherches en sciences humaines qu’il a reçue en 2018 qu’il a pu financer le libre accès à l’ouvrage.