Comment nos émotions influencent-elles nos réponses aux catastrophes?

L’équipe de recherche interdisciplinaire s’est immergée dans la vie des habitants de Carahatas, Yumbo, Salgar et Concepción pendant quatre ans.

L’équipe de recherche interdisciplinaire s’est immergée dans la vie des habitants de Carahatas, Yumbo, Salgar et Concepción pendant quatre ans.

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Une équipe de recherche s’est immergée dans des communautés d’Amérique latine pour comprendre l’effet de la peur, de la colère ou encore de la fierté dans la lutte contre les risques climatiques.

Gonzalo Lizarralde

Gonzalo Lizarralde

Crédit : Amélie Philibert, Université de Montréal

Cecilia vit à Carahatas, un village côtier de Cuba menacé par l’élévation du niveau de la mer en raison du réchauffement planétaire. Les spécialistes estiment qu’une partie de la ville pourrait être submergée dans les 50 prochaines années. Face à cette menace, le gouvernement envisage de déplacer progressivement les habitants vers des zones plus sûres. Mais Cecilia et d’autres résidants affirment que leur communauté «sait comment affronter les risques d’inondation et les changements climatiques».  

Comme Carahatas, de nombreuses régions du monde sont confrontées à des phénomènes climatiques extrêmes: sécheresses, vagues de chaleur, glissements de terrain, inondations, ouragans et tempêtes tropicales. Ces dangers, amplifiés par le réchauffement de la planète, se multiplient et mettent à l’épreuve la résilience des communautés. Une équipe de recherche dirigée par Gonzalo Lizarralde, professeur d’architecture à l’Université de Montréal, a voulu comprendre comment les populations concernées y font face et quelles dynamiques émotionnelles permettent aux dirigeants locaux d’organiser avec succès des initiatives pour répondre à ces défis. 

Pour explorer ces questions, les chercheuses et chercheurs se sont rendus dans quatre villes d’Amérique latine touchées par des catastrophes climatiques récentes: Carahatas à Cuba, Yumbo et Salgar en Colombie ainsi que Concepción au Chili. Dans leurs travaux, menés entre 2016 et 2020 avec le soutien financier du Centre de recherches pour le développement international, ils ont suivi 14 leaders communautaires. L’équipe a découvert que plusieurs émotions jouaient un rôle clé dans la mobilisation des communautés et la mise en place de solutions locales: la peur, l’anxiété, la colère, mais également la fierté et l’admiration devant la nature.

Une immersion de quatre ans

L’équipe de recherche interdisciplinaire, composée de spécialistes en architecture, urbanisme, ingénierie, travail social, anthropologie et géographie sociale, s’est immergée dans la vie des habitants de Carahatas, Yumbo, Salgar et Concepción pendant quatre ans. 

«Lorsque nous arrivons dans une communauté, nous sommes souvent perçus comme des observateurs externes, ce qui peut fausser les résultats. Pour éviter cela, nous avons choisi de nous plonger dans la vie locale sur une longue période, en participant aux activités des habitants et en travaillant avec des équipes locales et des chercheurs. Cette approche ethnographique nous a permis de comprendre beaucoup plus en profondeur le quotidien de ces populations», explique Gonzalo Lizarralde. 

Au cours de cette immersion, l’équipe a mené des entretiens approfondis avec des leaders communautaires tout en observant leurs actions. Ces leaders étaient engagés dans des initiatives pour réduire les risques de catastrophes et lutter contre les répercussions des changements climatiques, dans des contextes souvent marqués par des conditions de vie précaires et une urbanisation chaotique. 

Les dirigeants ont parlé de leurs défis, de leurs stratégies à travers des entretiens, des observations directes et leurs publications sur les réseaux sociaux. L’équipe de recherche a également organisé divers ateliers dans les villes concernées, créant des lieux propices au dialogue et à la collaboration entre les dirigeants locaux, les chercheurs et les étudiants en architecture et urbanisme.

Au-delà de la peur des risques naturels

Si la peur joue un rôle, elle n’est pas le seul moteur des actions des communautés face aux risques climatiques. «La plupart des politiques et programmes liés à la gestion des catastrophes et aux changements climatiques reposent sur l’idée que les habitants ont – ou devraient avoir – peur des aléas. Cette peur est souvent considérée comme un levier pour les inciter à agir de manière préventive, comme renforcer les maisons, se déplacer vers des zones moins exposées ou souscrire des assurances. Or, notre étude montre que cette approche ne fonctionne que jusqu’à un certain point. À Carahatas, une ville côtière, il est vrai que la peur des inondations existe, mais d’autres préoccupations entrent en jeu. Par exemple, les gens craignent les conséquences économiques d’un éventuel déplacement: “Vais-je perdre mon emploi? Ma situation financière va-t-elle se détériorer?” Ces incertitudes pèsent autant, sinon plus, que les risques climatiques eux-mêmes», dit Gonzalo Lizarralde. 

De même, à Yumbo et Salgar, les habitants ressentaient de la peur, mais c’était la criminalité, la violence et le chômage qui les inquiétaient plutôt que les risques naturels. Les habitants éprouvaient aussi un sentiment d’anxiété.

D’autres émotions à prendre en compte

Le refus de se déplacer pour se protéger des changements climatiques ne s’explique pas uniquement par la peur et l’anxiété. D’autres émotions surgissent, comme la colère vis-à-vis des autorités, l’attachement au territoire et l’émerveillement devant la beauté des écosystèmes. La méfiance à l’égard des institutions, renforcée par un sentiment d’abandon, explique pourquoi beaucoup refusent les solutions proposées, comme des logements temporaires ou des déménagements forcés. 

Un autre facteur déterminant est la fierté. Dans ces communautés, souvent marquées par la pauvreté et le manque de ressources, les habitants ont eux-mêmes construit leurs maisons et, parfois, les infrastructures de leur quartier. Gonzalo Lizarralde mentionne que ces constructions, bien qu’imparfaites, sont une source de dignité: «Les résidants savent que leurs toitures fuient ou que leurs fondations ne sont pas solides, mais cela ne signifie pas qu’ils veulent démolir leur demeure ou partir. Ils sont fiers de ce qu’ils ont accompli.» 

Cette fierté est souvent incomprise par les décideurs et les professionnels, qui jugent ces habitations à travers le prisme de standards extérieurs. «On arrive avec des préjugés, pensant que ces bidonvilles sont indignes et qu’il faut offrir aux habitants des appartements neufs ailleurs. Mais, étude après étude, on constate que ces initiatives échouent. Les gens acceptent parfois ces logements, mais ce n’est pas ce qu’ils veulent vraiment», poursuit le professeur. 

Cette méconnaissance des émotions et des besoins réels des communautés entraîne des politiques mal adaptées. «Tant qu’on ne prendra pas le temps de comprendre ces émotions et cet attachement au territoire, ces mauvaises pratiques continueront de se répéter», souligne Gonzalo Lizarralde.

Intégrer les émotions dans les politiques de réduction des risques de catastrophes

Cette étude met en lumière l’importance de considérer les émotions dans les politiques de réduction des risques de catastrophes et dans les stratégies de réponse aux changements climatiques. Ces émotions jouent un rôle clé dans la construction de la légitimité, de la confiance et de l’empathie nécessaires à la mobilisation collective. 

«Il est fondamental de prêter attention à nos propres émotions et à celles des décideurs pour mieux agir, que ce soit à Cuba, en Colombie ou même ici, au Québec», selon Gonzalo Lizarralde. Les émotions influencent les décisions face aux inondations, aux incendies de forêt ou à l’érosion des berges. «Les expériences des inondations de 2017 et 2019 au Québec en sont une preuve tangible. Comprendre comment les individus réagissent aux aléas et aux risques est donc essentiel pour concevoir des réponses adaptées et efficaces. Sans cette reconnaissance des mécanismes émotionnels qui sous-tendent les comportements, nous risquons de commettre les mêmes erreurs ici qu’ailleurs», conclut-il.

À propos de cette étude

L'étude «Beyond fear: The role of emotions in disaster risk reduction in the face of climate change», par Gonzalo Lizarralde et ses collègues, a été publiée dans Emotion, science and society.