Devrait-on avoir une éducation positive en matière de drogues?

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Selon Jean-Sébastien Fallu, professeur en psychoéducation à l'UdeM, la réponse est sans conteste oui.

Jean-Sébastien Fallu

Jean-Sébastien Fallu

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Dans l'éditorial du dernier numéro de Drogues, santé et société, Jean-Sébastien Fallu, professeur en psychoéducation à l'Université de Montréal, propose «une éducation positive en matière de drogues pour diminuer la stigmatisation et améliorer la santé».

Nous l'avons interrogé à ce sujet. 

Tout d’abord, pouvez-vous préciser de quelles drogues vous parlez?

En français, le mot drogue a une connotation très péjorative, contrairement à l’anglais, où il désigne aussi bien les substances illicites que les médicaments. Ici, j’emploie ce terme dans son sens large, comme en anglais, pour parler des substances psychoactives, qu’elles soient légales, illégales, médicamenteuses ou issues de la pharmacopée. 

Il existe une hiérarchisation des drogues en fonction des risques perçus. On parle parfois de drogues «douces» et «dures», mais cette distinction repose sur des bases assez fragiles. La réalité est bien plus complexe. Évidemment, peu de gens se retrouvent en centre de traitement ou à la rue à cause du café, bien qu’il s’agisse d’une substance psychoactive – que je consomme d’ailleurs en ce moment même.  

Lorsque je parle de drogues, j’inclus toutes les substances, en tenant compte du fait que certaines sont mieux intégrées socialement tandis que d’autres ont été rendues illégales.  

Pourquoi proposez-vous une éducation positive en matière de drogues?

Les approches traditionnelles de prévention, quelles que soient leurs appellations – éducation aux drogues, sensibilisation –, montrent des limites importantes, notamment lorsqu’il s’agit d’empêcher ou de retarder la consommation ou de réduire sa fréquence, la quantité ou la diversité des substances. En anglais, on parle souvent de drug prevention, mais ce terme reste flou: veut-on prévenir tout usage? Un usage précoce? L’usage de certaines substances par certaines personnes? Une consommation à risque?  

Dans le domaine de l’éducation, on applique généralement des principes scientifiques visant à présenter les sujets de manière objective et équilibrée. À l’école, on aborde les thèmes avec une perspective nuancée, en exposant à la fois les avantages et les inconvénients dans le but de développer la pensée critique et l’autonomie intellectuelle des élèves. Pourtant, lorsqu’il s’agit des drogues, cette rigueur pédagogique est souvent mise de côté au profit d’un discours plus moralisateur et dogmatique, où l’objectif semble être d’imposer une vision prédéfinie plutôt que de favoriser un esprit critique. 

On reconnaît aujourd’hui que la stigmatisation de l’usage de drogues est un déterminant social de santé, au même titre que l’éducation ou la pauvreté. Mais trop souvent, les approches traditionnelles contribuent à cette stigmatisation en condamnant l’usage, ce qui renforce l’exclusion, la discrimination et la détresse des personnes concernées. Selon moi, cette marginalisation a des conséquences bien plus graves que les substances elles-mêmes. Il est donc essentiel de repenser notre façon de faire en misant sur la compréhension et l’accompagnement plutôt que sur la culpabilisation. 

Aussi, la consommation de substances psychoactives fait partie intégrante de l’expérience humaine – et même animale – depuis toujours. Les anthropologues la considèrent comme un comportement naturel, au même titre que la sexualité ou le jeu. Vouloir éradiquer totalement l’usage de substances est donc une vision déconnectée de la réalité. Il est illusoire d’imaginer un monde où plus aucune substance psychoactive ne serait consommée. 

Devant ce constat, je propose une éducation positive en matière de drogues, qui repose sur l’acceptation de cette réalité et sur une approche fondée sur les faits. La consommation de substances existe et existera toujours. Il ne s’agit pas de l’encourager, mais de l’aborder de manière pédagogique et rationnelle afin de mieux outiller les jeunes pour qu’ils fassent des choix éclairés et qu’ils soient à même de réduire les risques lorsqu’il y a consommation.  

Comment éviter que les adolescents rejettent ce sujet simplement parce qu’il est abordé à l’école?

C’est exactement ce que je propose à travers une éducation positive. À l’adolescence, un phénomène bien connu est la réactance: plus on interdit quelque chose, plus le jeune aura tendance à faire le contraire pour affirmer son autonomie. Ce rejet est souvent renforcé par des approches paternalistes ou moralisatrices qui cherchent à persuader, à faire peur ou à imposer des interdits. Or, ce type de discours est inefficace. 

J’ai moi-même un fils de 16 ans. Je lui ai dit: «Si un jour tu envisages de prendre des drogues, j’aimerais qu’on en parle. Je ne vais pas te dire simplement d’arrêter ou de ne pas le faire, mais je serai là pour t’accompagner et t’aider à comprendre les enjeux.» C’est exactement ce que les recherches montrent: les jeunes ne veulent pas qu’on leur dicte leur conduite.  

Je ne pense pas, par exemple, que l’éducation sexuelle provoque un effet de rejet chez les jeunes. Ils ne la perçoivent pas comme une interdiction, mais plutôt comme un sujet normalisé, traité de façon positive et non moralisatrice. C’est cette approche qu’il faut privilégier. Si, chaque fois qu’on aborde avec eux un sujet délicat, la discussion est fermée par un discours autoritaire, ils ne voudront pas écouter ou feront le contraire. En revanche, si on leur parle en les considérant comme des individus responsables, ils seront bien plus enclins à échanger, car ils se sentiront écoutés et valorisés. 

Et comment pourrait-on parler de drogues aux enfants?

Il n’est évidemment pas nécessaire d’expliquer à un enfant de six ans ce qu’est l’isotonitazène! En revanche, on peut lui parler de manière générale du fait que certaines substances existent et sont consommées par les humains pour différentes raisons. C’est un peu comme l’éducation à la sexualité: à l’école primaire, on n’entre pas dans les détails, mais on aborde des notions de base comme la reproduction ou les stéréotypes de genre, et ces connaissances s’approfondissent progressivement avec l’âge. 

Je suis convaincu – et je ne suis pas le seul – qu’il est possible de traiter de nombreux sujets avec les enfants, à condition d’adapter le discours à leur niveau de développement. On a souvent tendance à sous-estimer leur capacité à comprendre certaines réalités. Il ne s’agit pas d’aller dans des détails inappropriés, mais d’expliquer simplement qu’il existe des substances que les humains consomment de différentes manières, que ces usages évoluent, qu’ils peuvent être ritualisés ou non, qu’ils peuvent comporter des risques, mais que ces risques varient d’une personne à l’autre et en fonction des contextes. 

Et actuellement, à quoi ressemble l’éducation sur les drogues au Québec?

D’après une recension des écrits sur les adolescents en difficulté que j’ai réalisée, le Québec se distingue comme l’un des rares endroits au monde à adopter une approche moins manichéenne et pathologisante de la consommation de substances. Ici, leur usage n’est pas systématiquement perçu comme un problème à éradiquer, ce qui s’inscrit déjà, dans une certaine mesure, dans une perspective positive en matière de drogues, même si cette expression n’est pas explicitement utilisée. 

Le Québec est très en avance sur ce point, mais selon moi, il faut aller encore plus loin. Ce qui est mis en place aujourd’hui reste insuffisant, notamment pour prévenir des conséquences graves comme les surdoses et les décès. De plus, l’accès à ces initiatives est loin d’être uniforme: d’une école à l’autre, d’une région à l’autre, les disparités sont considérables, et parfois même ces questions ne sont tout simplement pas abordées. C’est pour ça que je propose que cette éducation fasse l’objet d’un contenu obligatoire, au même titre que l’éducation sexuelle. 

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