Masculinité «sigma»: un phénomène numérique sur TikTok qui menace les relations de genre
- UdeMNouvelles
Le 25 février 2025
- Martin LaSalle
TikTok joue un rôle pivot dans la propagation de discours toxiques associés à la masculinité «sigma», selon une recherche de François Gillardin et Samuel Tanner, de l’École de criminologie de l’UdeM.
La plateforme TikTok joue un rôle pivot dans la propagation de discours toxiques associés à la masculinité sigma, qui prône l’indifférence à l’égard des femmes, leur rejet, de même que l’humiliation et la haine des autres genres, quels qu’ils soient.
C’est ce que le professeur Samuel Tanner et le doctorant François Gillardin, de l’École de criminologie de l’Université de Montréal, ont constaté au cours d’un projet de recherche qui repose sur l’analyse de vidéos diffusées sur TikTok et dont les résultats ont été publiés récemment dans la revue Social Media + Society.
L’idée de mener ce projet est née de l’expérience personnelle des deux auteurs qui, en consultant leurs différents comptes de médias sociaux, ont été surpris par la teneur de certaines vidéos que leur suggérait la plateforme TikTok.
«Nous avons remarqué que ces vidéos, qui peuvent paraître humoristiques de prime abord, évoquaient des mises en scène de relations entre garçons et filles qui faisaient ressortir des stéréotypes de genre d’une autre époque et une idéologie antiféministe», relatent-ils.
Qu’est-ce que le mâle sigma?
Le concept de masculinité sigma se présente en remplacement du modèle traditionnel de masculinité. Le mâle sigma diffère du mâle alpha en évoluant seul, en favorisant l’indépendance, la confiance en soi, le pragmatisme, la détermination, l’ambition, l’adaptabilité et l’anticonformisme.
«L'homme sigma se définit comme un individu centré sur lui-même, ambitieux et discipliné, qui cultive une distance cynique vis-à-vis des relations féminines, explique Samuel Tanner. Derrière cette image se cachent des représentations nocives des relations de genre, dont la domination et le contrôle par les hommes.»
Des communications «tiktoxiques»
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Le recours à l’humour permet de transmettre un message toxique sur le fond tout en en édulcorant la forme, selon Samuel Tanner. Ces messages ont une dimension prescriptive, puisqu’ils invitent les jeunes hommes à adopter ce type de posture.
Crédit : Capture d’écran réalisée par les auteurs de l’étude à partir de Tik TokPour les besoins de cette recherche, François Gillardin a créé un compte TikTok sur un ordinateur isolé pour ne pas être parasité et a visionné 960 vidéos pendant un mois en effectuant une recherche avec les mots-clés sigma, sigmamale et sigmamalegrindset.
De ce corpus, les chercheurs ont analysé 195 vidéos qui leur ont permis de circonscrire une écologie de la communication toxique qui se distingue par des pratiques, une grammaire et des contextes qui sont spécifiques.
Au chapitre des pratiques communicationnelles, ils ont observé que les montages vidéos dynamiques véhiculent des messages qui dépeignent le genre masculin comme victime face à une présumée gynocratie tout en présentant un portrait méprisant des autres genres – surtout les femmes. «Le recours à l’humour permet de transmettre un message toxique sur le fond tout en en édulcorant la forme, indique Samuel Tanner. Ces messages ont aussi une dimension prescriptive, puisqu’ils invitent le public à adopter ces postures.»
La grammaire de la communication toxique fait référence à la forte présence de la culture cinématographique dans les vidéos qui circulent sur TikTok. Les créateurs de ces vidéos formatent des clips en greffant de la musique phonk sur des images de personnages de films, dont Patrick Bateman dans American Psycho (interprété par Christian Bale il y a 25 ans), qui sont utilisés en guise d’approbation des messages. Ceux-ci font la promotion de quatre catégories de comportements du mâle sigma, soit l’indifférence, le rejet, l’humiliation et la haine à l’endroit des femmes et des autres genres.
Pour ce qui est du contexte, les chercheurs pointent ladite «crise de la masculinité» – un récit récurrent du masculinisme –, qui permet de présenter le contenu sigma comme un «prêt-à-penser pour faire face à une réalité dont les contours se brouillent pour les hommes et offrir ainsi aux hommes traditionnels une tanière numérique», mentionnent-ils.
Des conséquences inquiétantes pour les adolescents
Samuel Tanner et François Gillardin s’inquiètent particulièrement du fait que la propagation de ces narratifs – alimentée par les algorithmes et fonctionnalités de TikTok – vise les adolescents de 13 à 17 ans, qui sont les principaux utilisateurs de cette plateforme
«Ces vidéos participent à une forme de désinformation du genre qui polarise les relations entre les hommes et les femmes, banalise les comportements sexistes et normalise la violence sous forme d’arsenalisation des narratifs stéréotypés», soulignent-ils.
Selon eux, la criminologie numérique est une piste prometteuse pour comprendre et combattre ce phénomène par l’élaboration d’approches qui vont au-delà de la simple détection de contenu explicitement haineux afin de débusquer les mécanismes subtils de construction et de diffusion des stéréotypes de genre.
«À l’heure où le numérique évolue en un espace de socialisation, comprendre ces mécanismes de construction des masculinités toxiques devient un enjeu sociétal majeur, concluent-ils. La lutte contre ces représentations passe par une compréhension fine de leur mode de production, de diffusion et de légitimation.»
À cet égard, ils poursuivront plus largement leur recherche par l’entremise d’un programme transdisciplinaire de recherche sur la désinformation et ses répercussions sur la démocratie, rendu possible grâce à un don posthume de Jacques Girard.
À propos de cette étude
L’article «Toxic Communication on TikTok: Sigma Masculinities and Gendered Disinformation», par François Gillardin et Samuel Tanner, a été publié dans la revue Social Media + Society.