Pourquoi le Québec francophone a-t-il tourné le dos au pacifisme dans les années 30?

Caricature parue dans «L'Ordre nouveau» du 20 janvier 1938

Caricature parue dans «L'Ordre nouveau» du 20 janvier 1938

Crédit : Archives de l’École sociale populaire

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Une étude en histoire révèle une vision singulière de la paix au Québec durant l’entre-deux-guerres. Une vision dictée par l’ordre moral catholique contre des idéologies jugées dangereuses.

Carl Bouchard et Vincent Perras

Carl Bouchard et Vincent Perras

Crédit : Courtoisie

Alors que les mouvements pacifistes se multiplient en Europe, aux États-Unis et au Canada anglophone entre les deux guerres mondiales, aucun ne voit le jour au Québec francophone, pas même à Montréal. Cette absence de mobilisation structurée ne signifie pas pour autant que la paix est ignorée par les Canadiens français. Au contraire, elle occupe une place centrale dans le discours catholique. Mais que recouvre alors cette notion?  

Pour analyser la façon dont cette réflexion a cours au Québec, il était impossible de s’appuyer sur les archives d’organisations pacifistes, puisqu’aucune n’existait. Carl Bouchard, professeur d’histoire à l’Université de Montréal, et son étudiant Vincent Perras se sont donc tournés vers les archives de l’École sociale populaire (ESP) du Québec, dirigée par les Jésuites. Ils ont découvert que, loin de s’engager dans un pacifisme politique, l’ESP développe une conception de la paix qui repose sur l’ordre social, la morale chrétienne et la lutte contre les idéologies perçues comme menaçantes, notamment le communisme.  

La paix, antithèse du désordre

Caricature parue dans "L'Ordre nouveau" du 20 janvier 1938

Caricature parue dans «L'Ordre nouveau» du 20 janvier 1938

Crédit : archives de l’École sociale populaire

Selon la doctrine sociale de l’Église catholique canadienne-française, la paix n’est pas opposée à la guerre, mais au désordre. «Rarement associée au désarmement, à la réconciliation entre les peuples ou à l’arbitrage international, elle est généralement interchangeable avec ordre social, équilibre, stabilité, bien commun, harmonie», écrivent les auteurs dans leur étude. Cette vision entraîne un désengagement à l’égard du pacifisme, perçu comme trop politique et pas assez spirituel. 

Ainsi, en 1939, le cardinal Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve écrit dans L’Ordre nouveau, journal de l’ESP: «S’il y a des guerres, c’est que d’abord les nations sont désordonnées en elles-mêmes. Point besoin de le démontrer plus explicitement. Si tel État, dans un esprit d’orgueil païen, d’ambition effrénée, de mépris des droits et de la dignité de la personne humaine, ne s’était point organisé sur un pied de guerre, la catastrophe présente ne se serait point déchaînée.» 

Une conception holistique de la paix

La paix catholique se décline en quatre niveaux interdépendants: intérieure, familiale, sociale et internationale. 

«La paix commence par la pacification des consciences face à ce que les membres ecclésiastiques nomment des tentations», explique Vincent Perras. Cette harmonie intérieure garantit ensuite la paix dans les autres sphères. 

Vient ensuite la paix familiale, fondée sur un ordre patriarcal. Selon les jésuites de l’ESP, une cellule familiale stable est nécessaire pour assurer l’ordre social. Cette stabilité est basée sur l'autorité du père et la soumission à des valeurs chrétiennes traditionnelles. «Pour les Jésuites, la paix dans la famille est mise en cause par la contestation de l’autorité paternelle, la permissivité du divorce et l’entrée des femmes sur le marché du travail», notent les auteurs de l’étude. 

Sur le plan social, la paix repose sur le corporatisme et les syndicats catholiques. L’ESP promeut la collaboration entre patrons et ouvriers selon les principes de la doctrine sociale de l’Église afin d’éviter des conflits de classes. «Le Québec est représenté par opposition comme étant une “société d’ordre”, un modèle de société apaisée, aux antipodes de pays désordonnés et défigurés par des troubles révolutionnaires qu’il est crucial de ne pas importer dans la province catholique», écrivent Carl Bouchard et Vincent Perras. 

Enfin, la paix internationale découle de l’application des principes sociaux catholiques à l’échelle mondiale. «Si les nations suivaient les encycliques et renonçaient à la haine des classes et des races, la paix serait assurée dans le monde», souligne Vincent Perras. Cette vision exclut les approches diplomatiques laïques, jugées insuffisantes. 

Une grande méfiance des pacifismes internationaux

Dans l’entre-deux-guerres, le pacifisme est vu avec réserve par les catholiques du Québec. L’ESP critique les initiatives pacifistes jugées trop séculières ou libérales. «Tout discours de paix non intégré à la doctrine catholique est perçu comme un facteur de désordre», dit Carl Bouchard. L’ESP privilégie alors une réforme des mœurs et la rechristianisation de la société plutôt que des actions diplomatiques. L'État est ainsi considéré comme ayant un rôle secondaire dans la recherche de la paix. 

L’ESP rejette également la paix prônée par les régimes totalitaires. «Hitler parle très souvent de paix dans ses discours, mais selon une logique où son idéologie aurait triomphé», rappelle le professeur. Si nazisme et fascisme sont considérés comme éloignés de la morale chrétienne, le communisme est perçu comme une menace encore plus grande en raison de son rejet de la religion et de son encouragement à la lutte des classes. Cette méfiance explique la réticence des catholiques à s’associer aux mouvements pacifistes, souvent teintés d’idéaux socialistes ou progressistes jugés incompatibles avec la doctrine catholique.  

Cette approche passée du pacifisme éclaire certaines positions actuelles de l’Église. «Récemment, le pape François avait choqué en ne prenant pas parti pour l’Ukraine, mais en appelant à la négociation. Cette posture s’inscrit dans une tradition où l’Église privilégie la pacification des âmes plutôt que de risquer l’affrontement idéologique», conclut Vincent Perras.  

À propos de cette étude

L’article «Les catholiques sociaux canadiens-français et la paix dans l’entre-deux-guerres: le cas de l’École sociale populaire», par Vincent Perras et Carl Bouchard, a été publié dans la revue Les Études sociales.

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