Intelligence artificielle et santé: entre promesse politique et prudence éthique

En 5 secondes Un débat sur l’IA en santé a réuni experts et décideurs, explorant ses promesses d’efficacité et d’équité, mais aussi ses risques éthiques pour les systèmes de soins.
De gauche à droite: le Dr Joseph Petruccelli, Maggie Chi, le Dr Jean Noël Nikiema, la Dre Lise M. Bjerre, la ministre Marjorie Michel, René Lortie, la Dre Margot Burnell, Carl-Ardy Dubois et Alex Munter.

«Nous traversons un moment particulier, un moment de défis qui nous impose d’imaginer de nouvelles idées, de trouver des solutions aux menaces qui nous guettent», a déclaré Carl-Ardy Dubois, doyen de l’École de santé publique de l’Université de Montréal (ESPUM), en ouverture de la table ronde «Risques et avantages de l’innovation: un événement sur l’IA en santé», qui s’est déroulée le 12 octobre. 

Au cours de cette soirée organisée conjointement par l’Association médicale canadienne et l’ESPUM, médecins, chercheurs, responsables politiques et citoyens ont confronté leurs visions sur l’intelligence artificielle (IA) qui transforme les soins de santé partout au pays, des outils de diagnostic au soutien administratif.  

Tout d’abord, Marjorie Michel, ministre de la Santé du Canada, a préconisé un changement de culture et une modernisation du cadre législatif. Ensuite, un panel a réuni les Drs Jean Noël Nikiema, Joseph Petruccelli et Lise M. Bjerre ainsi que le patient partenaire René Lortie, qui ont discuté de l’équilibre à adopter entre les possibilités et les risques liés à l’adoption de l’IA dans les soins de santé.  

La vision politique: harmoniser, accélérer, protéger

Marjorie Michel, députée fédérale de la circonscription de Papineau, où se trouve l’ESPUM, a échangé avec Franz Saintellemy, chancelier de l’Université de Montréal. Selon elle, la crise de la santé actuelle doit être saisie comme une occasion de réforme en profondeur. «Notre système a fonctionné d’une certaine manière pendant 50 ans et tout le monde acceptait la situation. La crise qui sévit nous oblige à le repenser», a-t-elle affirmé. 

En tant que ministre de la Santé, ses trois priorités sont l’amélioration de l’accès aux soins, grâce notamment aux technologies numériques; l’allégement de la règlementation pour libérer l’innovation; et faire de la santé mentale une priorité nationale. L’IA apparaît alors comme un levier transversal.  

Mais pour que cela fonctionne, encore faut-il harmoniser les données entre les différentes provinces. «Nous avons une masse de données, mais impossible d’en faire une lecture commune, car chaque province a son propre système», a-t-elle dit. Elle a donc annoncé un projet de loi sur les systèmes connectés qu’elle espère pouvoir déposer prochainement, destiné à créer une architecture de données commune.  

La ministre mise sur une coopération fédérale-provinciale et sur le leadership du gouvernement fédéral pour regrouper les initiatives. «Je souhaite travailler en partenariat avec les provinces et les territoires. Ce sont eux qui fournissent les services de santé, a-t-elle indiqué. Ma force réside dans mon leadership: j’ai le pouvoir de les rassembler, de favoriser le dialogue, de leur proposer des pistes d’action. Mais après, c’est à eux de les exploiter.»  

Sur le plan politique, elle prône un équilibre entre audace et vigilance: «Nous allons devoir prendre des risques, mais tout en protégeant la population. L’IA est un outil qui doit être utilisé à bon escient, pour nous aider à réduire la paperasse, poser de meilleurs diagnostics. Ce n’est pas une fin en soi», a-t-elle fait valoir. Et la ministre d’ajouter: «Ce que je crains, c’est que la technologie avance plus vite que nous. Il faut agir rapidement, sinon nous serons dépassés.» 

Elle a terminé sur une note d’espoir: la crise sanitaire a prouvé la capacité du système à se transformer en urgence. Comme lorsque, du jour au lendemain, tout le pays est passé à Teams pour continuer à travailler.  

Les experts en santé: de l’outil miracle à la pratique réelle

En seconde partie de la soirée, on a pu entendre la Dre Bjerre, titulaire de la Chaire de médecine familiale à l’Université d’Ottawa, qui a recours aux mégadonnées et à l’intelligence artificielle pour des recherches portant entre autres sur l’accès aux soins; René Lortie; le Dr Nikiema, professeur adjoint en santé numérique et analyse de mégadonnées à l’Université de Montréal; et le Dr Petruccelli, candidat au doctorat en intelligence artificielle et médecin résident en chirurgie orthopédique à l’UdeM. Selon eux, l’IA peut déjà transformer la pratique médicale, mais les obstacles administratifs, techniques et culturels freinent son adoption. 

Lise M. Bjerre, médecin de famille, utilise dans sa pratique un logiciel de transcription numérique basé sur l’intelligence artificielle ou scribe IA, un outil qui enregistre et résume ses échanges avec le patient et qui produit automatiquement des notes de dossier. «L’IA a le potentiel de nous aider à accroître l’efficacité et l’équité de notre système de santé. Elle peut réduire le fardeau administratif, améliorer les diagnostics, offrir une meilleure expérience aux patients et aux soignants», a-t-elle déclaré. Mais elle a mis en garde contre la pensée magique: «C’est un outil, pas une baguette magique. Il faut de l’éducation, de la formation et surtout du courage pour ne pas s’empêtrer dans une règlementation excessive.» 

Ancien responsable médical du scribe IA CoeurWay, maintenant utilisé par plus de 10 500 professionnels de la santé, le Dr Petruccelli a souligné que le principal obstacle à ces solutions n'est pas technique, mais administratif: obtenir les approbations éthiques, administratives et de cybersécurité reste le plus grand défi. 

René Lortie, patient et proche aidant, a apporté une perspective citoyenne: «Je ne suis pas médecin, mais je suis expert de la maladie de ma mère. L’IA me semble prometteuse pour améliorer les diagnostics et personnaliser les soins», a-t-il dit. Mais il a exprimé deux grandes inquiétudes: «Le risque de déshumanisation des soins et les biais des données. Si les données sont biaisées, les décisions le seront aussi.» 

Jean Noël Nikiema, chercheur, a quant à lui tempéré les attentes: «Il y a de cela cinq ans, nous avions fait le même exercice en énumérant des promesses: l’IA va révolutionner le diagnostic, la thérapeutique, le soutien au patient. Et cinq ans plus tard, nous sommes encore à l’étape des promesses.» Selon lui, la vraie valeur de l’intelligence artificielle se situe ailleurs: «Plutôt que de participer à l’établissement du diagnostic, elle doit nous aider dans la conduite à tenir, dans la gestion de cas, dans la décision clinique», a observé le médecin. 

Vers une innovation responsable et souveraine

Tous ont insisté sur la nécessité d’un cadre éthique et souverain. René Lortie a formulé les cinq conditions de la confiance: «Éducation, participation, règlementation, souveraineté et humanité.» Ces principes font écho à la Déclaration de Montréal pour un développement responsable de l’intelligence artificielle, mais ils appellent maintenant des actes concrets. «Le public doit être inclus, pas seulement informé, a-t-il poursuivi. Sinon, la méfiance s’installe.» 

Jean Noël Nikiema a soulevé la question de la souveraineté numérique: «Nous dépendons de grandes entreprises américaines comme Microsoft, Amazon et Google. Ces entreprises sont soumises au Cloud Act américain, qui permet l’accès aux données hébergées à l’étranger. Il faut mettre en place nos propres infrastructures pour garder la maîtrise de nos données.» 

Pour Joseph Petruccelli, il ne faut pas opposer le privé et le public, mais les articuler dans une logique de bien commun: «Le privé possède l'agilité pour innover et est motivé par le profit, tandis que le public œuvre pour la collectivité. Si l’on veut faire les choses autrement, il faut des partenariats régulés, des “bacs à sable” où tester sans danger», a-t-il mentionné. 

L’IA en santé se trouve donc à un carrefour: entre régulation et expérimentation, souveraineté et ouverture, efficacité et humanité. Et tous partagent un même mot d’ordre: ne pas rater le virage. «Il n’y a pas d’équipe parfaite ni de gouvernance parfaite, a résumé Joseph Petruccelli. Mais il y a beaucoup d’espoir. Si nous créons les bonnes conditions, nous pouvons transformer durablement notre système de santé.» 

De la ministre de la Santé aux praticiens, des chercheurs aux citoyens, la même conviction s’est imposée au fil des échanges. L’IA en santé est une chance à condition qu’elle soit guidée par la science, encadrée par l’éthique et nourrie par la confiance.  

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