Quand des objectifs manqués transforment les gestionnaires en leaders toxiques et abusifs

En 5 secondes Qu’arrive-t-il lorsqu’un gestionnaire se perçoit bloqué dans l’atteinte de ses objectifs? Une étude de Vincent Roberge définit enfin le phénomène du «blocage des buts».
En psychologie du travail, le blocage des buts se définit comme la perception qu'ont les gestionnaires que quelque chose - leurs subordonnés ou encore l'organisation elle-même - les empêche d'atteindre leurs objectifs de leadership, et non l'atteinte de buts personnels.

Dans le domaine du sport, bloquer un tir est source de satisfaction pour les gardiens qui effectuent des arrêts, mais c’est autre chose pour un gestionnaire qui perçoit un blocage… dans l’atteinte de ses objectifs organisationnels: cette perception peut le mener à adopter des comportements abusifs. 

Depuis plus d’une décennie, le concept du «blocage des buts» fait l'objet de théories portant sur le leadership destructeur. Or, bien qu’il occupe une place centrale dans la littérature scientifique, personne n'avait encore pris la peine de le définir précisément ni de valider sa mesure.  

C'est ce qu'a réalisé Vincent Roberge, doctorant en psychologie du travail, sous la direction du professeur Jean-Sébastien Boudrias, du Département de psychologie de l'Université de Montréal.

 

Deux sources distinctes de blocage 

Selon Vincent Roberge, le blocage des buts se définit comme la perception qu'ont les gestionnaires que quelque chose les empêche d'atteindre leurs objectifs de leadership.  

«On ne parle pas ici de buts personnels comme obtenir une promotion ou une augmentation de salaire, mais bien d’objectifs de dynamique de leadership, par exemple viser l'atteinte de cibles de vente, chercher à mobiliser plus efficacement son équipe ou à influencer positivement ses employés», précise-t-il. 

Ses travaux révèlent que le blocage des buts peut provenir de deux sources distinctes. D'abord, le blocage par les subordonnés, lorsque le gestionnaire perçoit que ce sont ses employés qui entravent l'atteinte de ses objectifs. Ensuite, le blocage par l'organisation, lorsque c'est l'entreprise elle-même qui semble faire obstacle à ses ambitions de leadership. 

Cette distinction permet de mieux comprendre les conséquences du blocage. Un gestionnaire qui se sent bloqué par son équipe pourrait réagir différemment de celui qui perçoit que c'est l'organisation qui l'empêche d'avancer. 

Plus qu'une simple frustration 

L'un des principaux apports de cette recherche est de distinguer clairement le blocage des buts de la frustration, deux concepts souvent confondus. «La frustration est émotionnelle, c'est un affect, un ressenti, observe Vincent Roberge. Le blocage implique aussi un état émotif, mais c'est d'abord une perception cognitive.» 

En d'autres mots, le blocage relève de ce que le leader perçoit dans sa situation et qui peut ensuite causer de la frustration. Cette distinction permet de comprendre d'où vient précisément le problème et dans quel contexte il se manifeste. 

La validation conceptuelle a également permis de différencier le blocage des buts de cinq autres concepts similaires, soit le biais d'attribution hostile, le névrosisme, la performance perçue de l'équipe, les contraintes organisationnelles perçues et l'obstruction organisationnelle perçue. 

 

Des conséquences bien réelles 

Pour valider scientifiquement le concept, les chercheurs ont recruté 261 gestionnaires via une plateforme de recrutement internationale. Ces dirigeants, en poste depuis au moins trois mois, venaient principalement d'Angleterre, de France et du Canada. 

L'analyse des résultats a montré que le blocage des buts est bel et bien distinct d'autres concepts analogues. Les résultats ont également confirmé que le blocage est associé à trois réactions mettant en lumière des problématiques vécues au travail: l'intention de quitter l'organisation, les comportements de prise de parole et la négligence dans le rôle. 

«L’intention de quitter l’organisation et la négligence dans le rôle sont des comportements qu'on veut éviter dans les organisations, alors que les comportements de prise de parole signalent la présence de problèmes à régler», explique Vincent Roberge. 

Quand le blocage mène à l'abus

Les conséquences du blocage peuvent être particulièrement sérieuses. Si les subordonnés sont perçus comme la source du blocage, le gestionnaire peut adopter une supervision abusive: crier contre ses employés, s'approprier le crédit de leur travail, adopter un leadership tyrannique. «Le leader peut rendre la pareille à ses subordonnés», résume le chercheur. 

Si c'est l'organisation qui est perçue comme un obstacle, le gestionnaire peut chercher à nuire à l'entreprise, encourager des pratiques de corruption ou poursuivre des objectifs contraires aux intérêts organisationnels. 

Toutefois, les chercheurs reconnaissent qu'une validation empirique directe du lien entre blocage des buts et leadership destructeur reste à faire, cette étude ayant porté sur d'autres conséquences comportementales. 

 

Des pistes pour les organisations 

Sur le plan pratique, cette étude offre aux entreprises des leviers pour prévenir les réactions négatives. Sachant qu'un gestionnaire percevant un blocage est susceptible de réagir négativement, les organisations ont intérêt à créer des conditions minimisant cette perception. 

Cela peut passer par une meilleure communication des attentes, des ressources adéquates ou une structure qui facilite le travail des gestionnaires. La clarté conceptuelle permet également aux gestionnaires de mieux cerner leur expérience. 

«Ce n'est pas seulement le fait d'être fâché, on sait maintenant que le blocage est défini et cela peut permettre aux gestionnaires de comprendre ce qu'ils vivent si leurs employés ou leur organisation les empêchent d'atteindre leurs objectifs», mentionne Vincent Roberge. 

Cette précision pourrait ainsi les aider à trouver les meilleures stratégies pour en contrer les effets. 

«Avec une définition claire, une mesure validée et une distinction établie avec d'autres construits similaires, la balle est maintenant dans le camp des chercheuses et chercheurs pour vérifier empiriquement comment ce phénomène influence l'adoption de comportements abusifs par les leaders», conclut Vincent Roberge. 

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