Une étudiante dévoile le monde des femmes cobras

  • Forum
  • Le 10 septembre 2019

  • Mathieu-Robert Sauvé
Marianne-Sarah Saulnier dans une famille kalbeliya à Jodhpur, au Rajasthan. La doctorante a remporté au printemps le premier prix du concours «Ma thèse en 180 secondes» à l’Université de Montréal.

Marianne-Sarah Saulnier dans une famille kalbeliya à Jodhpur, au Rajasthan. La doctorante a remporté au printemps le premier prix du concours «Ma thèse en 180 secondes» à l’Université de Montréal.

Crédit : Marianne-Sarah Saulnier

En 5 secondes

Une étudiante de l'UdeM a partagé le quotidien des Kalbeliyas… et de leurs cobras.

Autrefois, les gitans de la communauté kalbeliya, en Inde, étaient connus pour «charmer» les serpents qui sortaient la tête d’un panier en osier au son de la flûte traditionnelle, le pungi. «Aujourd’hui, plus personne ne fait ça; tous les cobras sont partis; ils ne vivent plus avec nous. Maintenant, nous sommes célèbres pour nos danses», explique Sangeeta, 22 ans, à l’anthropologue Marianne-Sarah Saulnier, venue l’interviewer dans le cadre de sa recherche doctorale.

Comme Sangeeta le dit plus loin, les danseuses ont «remplacé les serpents»; «nous sommes nous-mêmes les cobras». Presque tous les soirs, elle offre ses prestations au son de la musique d’un petit groupe d’instrumentistes à l’occasion de fêtes, de mariages ou simplement au coin des rues. Ces spectacles lui rapportent de 100 à 500 roupies (de 0,50 à 2,00 dollars), une petite fortune pour sa caste.

La doctorante québécoise n’a reculé devant rien pour gagner la confiance des gitans du sud de l’Inde, ce qu’elle a réussi de belle façon, puisqu’elle a rapporté de son séjour de plus de sept mois une centaine d’entrevues semi-dirigées avec les danseuses et leurs proches. Elle a même appris la langue locale, l’hindi, pour pouvoir communiquer avec eux. «J’en ai aussi rapporté des amitiés profondes et durables», indique-t-elle, encore émue par l’accueil reçu là-bas.

Au cours de son séjour, qui s’est déroulé de septembre 2017 à juin 2018, elle a été invitée à partager la vie quotidienne de trois familles installées respectivement dans un bidonville, en plein désert et en milieu rural. «Ce n’était pas toujours reposant», commente la doctorante, qui a dû chasser des rats qui s’étaient glissés dans ses couvertures. Certaines nuits, elle a craint l’intrusion d’hommes ivres connus pour leur violence envers les femmes. «Mais je me suis sentie protégée par la communauté», confie-t-elle au moment d’entamer la dernière étape de son parcours universitaire ‒ elle doit déposer sa thèse au printemps 2020.

Deuxième séjour au Rajasthan

C’était la seconde fois en trois ans que la jeune femme traversait l’hémisphère afin de documenter cette fascinante pratique des femmes cobras ‒ une première en anthropologie. «Je me suis d’abord rendue en Inde pour ma maîtrise en ethnomusicologie et j’y ai découvert cette forme de danse qui a profondément marqué les rapports de genres dans cette région du Rajasthan. J’ai décidé d’y retourner pour mes études de doctorat.»

Sous la codirection des professeurs Karine Bates et Bob White, Marianne-Sarah Saulnier a recouru à une approche d’observation anthropologique consistant à vivre directement dans les familles étudiées. Elle a ainsi pu accéder à leurs réalités quotidiennes. Ce qui n’allait pas sans obligations: participer aux repas, garder les enfants, etc.

Depuis qu’en 1972 une loi sur la protection des animaux sauvages a interdit la capture et la captivité de cobras en Inde, on ne trouve plus de charmeurs de serpents, du moins pas officiellement. Dans les faits, de nombreux reptiles sont gardés dans les maisons, comme Mme Saulnier a pu s’en rendre compte. Elle a habité pendant plusieurs semaines dans une tente avec un couple, un enfant et… un cobra. Le venin avait été extrait, mais le serpent était tout de même agressif. «Pas question de faire un égoportrait avec le cobra», dit-elle en riant.

Féministe ébranlée

La féministe en elle a subi tout un choc culturel lorsqu’elle a réalisé que le processus d’émancipation des femmes dans les régions rurales du Rajasthan ‒ enclenché dans les années 80 par Gulabi Sapera, avec laquelle elle a pu s’entretenir ‒ s’est accompagné presque aussitôt de cette nouvelle soumission. «C’est presque de l’esclavage, soupire-t-elle. Des femmes m’ont dit qu’elles souhaitaient que leurs filles mettent fin à cette tradition.»

Les femmes cobras ont un statut ambigu, car elles suscitent l’admiration populaire et elles permettent à leur famille d’augmenter significativement leurs revenus. Mais leur art a surtout profité aux hommes dans cette organisation patriarcale. À ce destin ambivalent se sont ajoutés d’autres abus; il arrive que des femmes cobras se livrent à la prostitution. «Auparavant, les hommes travaillaient à l’extérieur et ramenaient un peu d’argent au foyer. Ils ont cessé de le faire quand les femmes ont commencé à danser. Aussitôt qu’elles trouvent un mari, celui-ci met la main sur leurs revenus.»

Marianne-Sarah Saulnier conserve de ses séjours en Inde l’impression que les femmes sont malgré tout résilientes. «Selon nos critères, la condition féminine du Rajasthan est déplorable. Mais on sent parmi ces femmes un mouvement de libération qui cherche à s’exprimer.»

Après son doctorat, la chercheuse souhaite poursuivre des études sur les dynamiques de genres. Son postdoctorat pourrait se dérouler en Inde ou au Québec, auprès des communautés immigrantes.

  • Une femme cobra en costume traditionnel à Jodhpur, au Rajasthan

    Crédit : Marianne-Sarah Saulnier
  • Charmeur de cobra kalbeliya dans le désert de Pushkar, en Inde

    Crédit : Marianne-Sarah Saulnier

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