Quelques enjeux sociologiques à surveiller

  • Forum
  • Le 26 mars 2020

  • Martin LaSalle
«Le rôle et la place qu’occupent nos institutions en cette période difficile montrent à quel point leur grande capacité d’organisation et d’action est importante pour nous», indique la sociologue Deena White.

«Le rôle et la place qu’occupent nos institutions en cette période difficile montrent à quel point leur grande capacité d’organisation et d’action est importante pour nous», indique la sociologue Deena White.

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En 5 secondes

La professeure Deena White, du Département de sociologie de l’Université de Montréal, fait quelques observations quant à certains effets de la pandémie qu’elle observe ici et ailleurs.

Deena White

Bien malin qui pourra dire en quoi la pandémie de COVID-19 changera, ou non, nos façons de vivre et de percevoir la réalité. Néanmoins, il est d’ores et déjà possible de faire quelques observations et c’est ce que nous propose Deena White, professeure au Département de sociologie de l’Université de Montréal.

Comment la sociologie peut-elle expliquer, du moins en partie, la propagation de la COVID-19?

On sait que la culture et les réseaux sociaux ‒ au sens large, et pas seulement technologique ‒ peuvent jouer un grand rôle. Ainsi, des études montrent que, comparativement à l’Amérique du Nord, il y a en Italie beaucoup plus d’échanges intergénérationnels au quotidien: les parents passent beaucoup de temps avec leurs enfants et petits-enfants, et ce, dans des lieux parfois exigus. En fait, 30 % des adultes en Italie vivent avec leurs parents, ce qui semble mettre les personnes âgées plus à risque. De même, la population âgée est plus importante en Italie qu’ailleurs en Europe.

Ici, le nombre de gens qui vivent seuls est très élevé, et plus particulièrement parmi les aînés. Dans le contexte de la pandémie, ça peut vouloir dire qu’il y a déjà plus de distance sociale dans notre société qu’en Italie. Mais d’un point de vue sociologique, les personnes seules doivent, pour avoir le moindre contact humain, inviter des gens chez elles ou sortir et se regrouper chez des amis ou dans des endroits publics. Et pour la majorité d’entre nous, les communications à distance, même avec la vidéo, ne peuvent pas remplacer les relations interpersonnelles.

Quelles différences observez-vous dans les réactions des provinces canadiennes face à la menace de la COVID-19?

Je note que la Colombie-Britannique ‒ où le taux connu de la COVID-19 dans la population était jusqu’à récemment le deuxième en importance au pays ‒ n’a pas réagi de la même façon que le Québec. En scrutant les sites Internet officiels, on constate que, dans cette province de la côte Ouest, il y a beaucoup plus d’information qui circule sur la maladie elle-même et sur chaque cas de COVID-19 ‒ de façon anonyme, cela dit ‒ que sur les mesures de prévention et de contrôle de la pandémie.

Le gouvernement du Québec, lui, donne des informations précises sur le moment et le lieu liés à la présence d’une personne atteinte. Par exemple, on indique que, si vous étiez sur telle ligne de métro, tel jour et à telle heure, vous risquez d’avoir été exposé, alors voici ce qu’il faut faire. Le Québec paraît davantage axé sur le fait de contenir la pandémie ‒ et il est peut-être plus stratégique aussi ‒ plutôt que sur la diffusion d'informations en vrac.

On voit aussi sur Internet que beaucoup de personnes influentes dans la société québécoise ‒ des vedettes culturelles et sportives ‒ aident à mobiliser la population, sont visibles et se mettent de l’avant. Je n’ai pas trouvé pareille mobilisation dans les autres provinces ni aux États-Unis, mais je dois préciser que dans ces cas-là je n’ai pas scruté Internet de façon systématique! Toutes ces observations soulèvent de bonnes questions pour des recherches éventuelles, par exemple comment se mobilisent les populations, en comparaison des gouvernements, dans cette situation de crise? Quels sont les objets et les vecteurs différents de la mobilisation des populations, selon la société ou la culture? Et pourquoi est-ce que cela semble mieux fonctionner chez certaines populations comparativement à d’autres?

Que percevez-vous des différentes institutions en cette période de pandémie?

Le rôle et la place qu’occupent nos institutions ‒ du réseau de la santé et des services sociaux au système d’éducation en passant par les programmes d’assistance et nos organismes communautaires ‒ en cette période difficile montrent à quel point leur grande capacité d’organisation et d’action est importante pour nous. Sur le plan institutionnel, je pense que le Québec se montre fort ‒ et j’inclus le milieu communautaire. Être bien institutionnalisé ne veut pas dire forcément être règlementé par le gouvernement. Il est davantage question ici de la capacité organisationnelle de nos systèmes de se mobiliser et d’agir collectivement et efficacement. La force dont font preuve jusqu’ici nos institutions publiques et la société civile, dans la foulée de cette crise, constitue un bon sujet à étudier dans l’avenir.

D’ailleurs, dans une étude que nous avions menée sur la tempête de verglas de janvier 1998, nous avions constaté que les CLSC avaient joué un rôle crucial, car ils étaient proches des populations touchées par la crise et les connaissaient bien. Il serait intéressant de vérifier si les CLSC ont encore aujourd’hui la même pertinence qu’à l’époque compte tenu de la centralisation importante du système de santé et des services sociaux amorcée en 2016.

Quelles formes de solidarité pourraient émerger au Québec, selon vous?

Dans le contexte où la majorité des gens ne peuvent survivre un mois sans revenus parce qu’ils ont peu d’économies et qu’ils ont plusieurs dettes, nos gouvernements fédéral et provincial tentent de mettre en place des mesures qui semblent prévoir une variété de situations, reflétant la nature éclatée et précaire du marché du travail. Or, cette solidarité étatique prend la forme de mesures qui ‒ malgré les efforts herculéens ‒ n’entreront pas en vigueur assez rapidement pour prévenir, sinon des catastrophes personnelles, du moins des anxiétés accablantes pour ces personnes et familles qui n’ont aucun tampon financier.

Et pour les moins nantis de notre société, je ne peux guère imaginer ce qui se passe dans les têtes et dans les cœurs de ceux et celles qui vivent déjà dans la précarité, qu’ils aient une famille ou qu’ils soient seuls…

Les mesures de sécurité socioéconomique annoncées tout récemment nous laissent comprendre que la mise en œuvre rapide de ce qui serait essentiellement un revenu universel suffisant n’est ni impossible ni même très difficile. Il faut de la volonté politique et la pandémie semble constituer une motivation suffisante pour nos politiciens. Souhaitons qu’ils constatent la pertinence de maintenir un tel revenu universel ou, du moins, qu’ils apprennent de cette expérience pour sauver les personnes et l’économie en même temps.

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