L’idéal démocratique de Guy Rocher, le «sociologue dans la cité» qui célèbre ses 100 ans!

Guy Rocher

Guy Rocher

Crédit : Ben Seropian

En 5 secondes

Né le 20 avril 1924, le professeur émérite de sociologie Guy Rocher célèbre son 100e anniversaire ces jours-ci. Retour sur une partie de la vie de cet acteur important de la Révolution tranquille.

Nous avons une dette collective envers Guy Rocher, le réputé sociologue qui célébrera son 100e anniversaire le 20 avril: c’est en grande partie grâce à lui que, depuis la fin des années 1960, tous les jeunes au Québec ont accès à une éducation publique en français et laïque, de la maternelle à l’université. 

Car ce n’était pas le cas jusque-là: avant les années 1960, seulement 13 % des jeunes Québécois francophones terminaient leur 11e année, dans un système scolaire dirigé par le clergé catholique. Seulement 4 % fréquentaient l’université, comparativement à 11 % chez les anglophones du Québec*.

Aujourd’hui, environ 85 % des jeunes terminent leurs études secondaires et 29,5 % obtiennent un diplôme universitaire, selon une étude de l’Institut de la statistique du Québec publiée en janvier dernier.

 

* À ce sujet, voir un entretien datant de 1965 dans lequel Guy Rocher fait état du retard des Canadiens français en matière d’éducation, en compagnie de Jacques Henripin (fondateur du Département de démographie de l’UdeM) et d’André Raynauld (fondateur du Département de sciences économiques de l’UdeM) (archives de Radio-Canada).

«Sociologue dans la cité»

Guy Rocher

Crédit : Geneviève Rocher

Ce bond en avant, bien qu’imparfait, est en grande partie le fruit de l’idéal démocratique que défendait – et défend toujours – Guy Rocher quand il a accepté de devenir membre de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, mieux connue sous le nom de commission Parent. 

La petite histoire veut qu’il ait initialement refusé l’offre de Paul Gérin-Lajoie, alors ministre de la Jeunesse, d’en faire partie, puisqu’il venait à peine d’être nommé directeur du Département de sociologie de l’Université de Montréal. Une heure plus tard, c’est son doyen qui l’en a convaincu, vraisemblablement après avoir reçu un appel du ministre!  

La commission Parent devait durer deux ans, mais elle s’est prolongée sur presque cinq années à l’issue desquelles les membres ont produit un rapport de 1500 pages comportant quelque 500 recommandations. 

La première qui a été suivie par le gouvernement de Jean Lesage a été la constitution d’un ministère de l’Éducation, en 1963. À partir de 1964, les premières polyvalentes apparaissent et, à l’automne 1967, les cégeps accueillent leurs premiers étudiants et étudiantes. L’année suivante, le réseau de l’Université du Québec est mis sur pied dans 10 régions, dont Montréal. 

L’ampleur de la tâche qu’a réalisée Guy Rocher à la commission Parent de 1961 à 1966 ne l’a pas empêché de rédiger son livre phare Introduction à la sociologie générale, publié la première fois en 1968 et réédité nombre de fois en plus d’avoir été traduit dans six langues. 

Dix ans plus tard, au début de l’année 1977, son ami Camille Laurin – qu’il a connu au Collège de l’Assomption – le sollicite afin qu’il devienne secrétaire général associé du Conseil exécutif et sous-ministre du Développement culturel du gouvernement du Québec. À ce titre, il présidera à l’élaboration d’une première politique culturelle et participera à la création de la Charte de la langue française (loi 101). 

Aujourd’hui encore, l’intellectuel engagé qu’est Guy Rocher demeure actif dans la cité. Il a d’ailleurs agi comme président d’honneur du colloque du Mouvement laïque québécois, tenu les 5 et 6 avril à Québec. Pour l’occasion, il avait préenregistré un message vidéo de huit minutes dans lequel il a parlé de l’avenir de la laïcité, qu’il considère comme le «fondement de l’institution publique qu’est l’école».

La parole est au maître!

Ce bref et incomplet tour de piste de la vie professionnelle de Guy Rocher vise surtout à lui laisser la parole afin qu’il nous fasse part de ce qu’il retient de ces années au cours desquelles il a enseigné et mené de nombreuses recherches, notamment en sociologie de l’éducation et en sociologie du droit. 

Voici le résumé d’un entretien téléphonique réalisé avec lui le 5 avril.

D’où vient votre intérêt pour les rapports humains et la société? Quel est le fil conducteur de votre œuvre?

Le fait d’avoir perdu mon père alors que je n’avais que huit ans a marqué plusieurs pans de ma vie, éveillant par exemple ma curiosité pour la vie de couple. Mon frère et moi n’avions plus de père et nous n’avons pas connu ce que c’était d’avoir deux parents. Autour de moi, mes cousins et mes amis avaient, eux, leurs parents et je les ai souvent questionnés sur la façon dont leurs parents se comportaient. C’est ainsi que j’ai commencé à m’intéresser aux relations humaines et, à travers ça, au contexte social dans lequel je me trouvais à vivre. J’avais le sentiment d’être anormal de ne pas avoir de père. 

Quand j’étais collégien à L’Assomption, je ressentais aussi un vif sentiment d’injustice sociale: j’étais privilégié de pouvoir ainsi étudier… Je voyais, en dehors du collège, des camarades d’enfance qui n’avaient pas les moyens de fréquenter l'établissement, qui ne s’instruisaient pas et allaient plutôt travailler. J’avais le sentiment de faire partie d’une petite minorité avantagée et c’était le cas: ce système élitiste favorisait de 5 à 10 % de la population. 

Puis, mon engagement au sein de la JEC [Jeunesse étudiante catholique] – le mouvement étudiant de l’époque qui était critique de la culture cléricale – m’a ouvert les yeux et m’a convaincu que la société était injuste et qu’il fallait promouvoir des valeurs démocratiques.

Quelles sont les réalisations dont vous êtes le plus fier?

Ma carrière universitaire, sans équivoque! J’ai eu la chance d’étudier pendant deux ans à l’Université Harvard, au début des années 1950, et j’ai constaté l’écart qu’il y avait avec nos universités au Québec. C’est à ce moment-là que je me suis dit qu’il fallait mettre en place ce genre d’université chez nous.  

Ma vocation de professeur s’est confirmée à l’Université Laval, tout comme mon intérêt pour la recherche, et elle s’est poursuivie à l’Université de Montréal. J’ai beaucoup aimé la vie universitaire, tellement que j’y suis resté pendant 60 ans! Le milieu universitaire est le seul où je me sentais bien, où j’exploitais tout mon potentiel à titre de professeur, de chercheur. La vie intellectuelle, les bibliothèques, les salles de cours, les étudiants, les collègues… Je me trouvais privilégié d’être si bien entouré et ce fut le cœur de ma vie professionnelle: j’avais 86 ans lorsque j’ai donné mon dernier cours, en 2010! 

Quelles ont été les plus grandes difficultés que vous avez rencontrées sur le plan professionnel?

Ma plus grande difficulté a été de combattre mon individualisme! C’est drôle à dire, mais j’ai dû faire des efforts pour travailler en équipe et j’ai beaucoup travaillé en équipe avec mes collègues et mes étudiants. Mais j’avais une tendance naturelle à travailler seul et ç’a été un obstacle dans ma vie.  

L’un des moments où mon individualisme a été mis à rude épreuve, c’est lorsque je siégeais à la commission Parent. Nous étions huit membres et avons travaillé ensemble pendant cinq ans…  

D’ailleurs, la commission n’était pas destinée au départ à mener à de grandes réformes: Paul Gérin-Lajoie, son sous-ministre Arthur Tremblay et le premier ministre Lesage l’avaient créée pour produire un rapport conservateur. Ce qui me frappe après coup, c’est que nous nous sommes rendu compte qu’il fallait faire des changements importants, puis il y a eu une sorte de conversion qui s’est opérée car, dès le départ, nous avons constaté à quel point les Canadiens français de l’époque, surtout catholiques, étaient sous-scolarisés et formaient un peuple colonisé. Nous avions conscience que le système d’éducation était alors très inégalitaire. Nous avons réfléchi à ce que nous voulions faire, puis nous nous sommes entendus sur le projet d’en arriver à l’égalité des chances pour tous les garçons et toutes les filles partout au Québec. L’égalité des chances, c’était l’axe de notre rapport, ça faisait consensus au sein de la commission.

Quel est le regard que vous portez aujourd’hui sur le système d’éducation au Québec et quelles sont les voies d’avenir qu’il pourrait emprunter?

Je regrette que le système d’éducation actuel soit encore inégalitaire. Le développement accru de l’enseignement privé, surtout au primaire et au secondaire, fausse le système, qui est maintenant à trois vitesses. Ce n’est pas ce que les réformateurs ont voulu. Si les membres de la commission Parent vivaient encore, ils verraient un certain scandale dans cette réalité. 

Mon inquiétude pour l’avenir est que ce système prive la société de citoyens qui seront moins éduqués parce qu’ils auront eu moins de chance. Nous ne sommes pas parvenus à réaliser le projet de l’égalité des chances dans le système d’éducation au Québec. 

Heureusement par ailleurs, la plus grande inégalité de l’époque, soit celle des filles qui étaient peu nombreuses à fréquenter l’école, a été atténuée et l’on vit une situation inversée à présent. En tant que père de quatre filles, permettre aux jeunes femmes de s’instruire était quelque chose qui me préoccupait beaucoup et c’est grâce à la gratuité d’accès à l’enseignement supérieur que nous y sommes arrivés. Maintenant, nous avons des doyennes, des rectrices, des entrepreneuses, des directrices générales… La montée des femmes québécoises est un phénomène social qui s’est opéré rapidement. 

Aujourd’hui, il y aurait lieu – par l’entremise d’une commission ou autrement – d’entreprendre une réflexion en profondeur sur notre système d’éducation, sur les inégalités et sur le contenu des formations, dont celle des enseignants, et sur leur avenir. Il faut se projeter dans l’avenir et se demander ce qui attend nos établissements d’enseignement au cours des 25 prochaines années.

Que souhaitez-vous que les générations actuelles et futures retiennent de vous et de votre œuvre?

Mon idéal démocratique! J’ai cru à la démocratie et j’y crois toujours, sous toutes ses formes. C’est le système politique et social le plus favorable à la liberté, à la créativité et à la solidarité. J’ai beaucoup étudié les régimes autoritaires – le nazisme, le fascisme – et quand on revient vers la démocratie, la solidarité est plus grande en raison des possibilités de création qu’elle permet. Avec la liberté d’expression, de pensée et d’association, la démocratie est encore le meilleur système. J’en ai la conviction depuis longtemps et ce fut le projet d’une partie de ma vie d’entretenir cet idéal. 

La démocratie, ce n’est pas seulement un statut: c’est un projet toujours en cours!

  • Les membres de la commission Parent. Guy Rocher est le deuxième, à partir de la droite.

    Les membres de la commission Parent. Guy Rocher est le deuxième à partir de la droite.

    Crédit : Les Classiques des sciences sociales
  • Les cinq tomes du rapport Parent

    Les cinq tomes du rapport Parent

    Crédit : Cégep de Sherbrooke

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Deux autres textes ont paru sur le même sujet. Cliquez sur les hyperliens pour les consulter: Guy Rocher: le professeur tribun et Guy Rocher: un sociologue parmi les juristes.

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