La philosophie politique pour contrer les iniquités en santé
- Forum
Le 23 février 2021
- Martin LaSalle
La professeure Ryoa Chung propose un outil d’analyse conceptuelle pour cibler les injustices structurelles à l’origine des iniquités en santé afin d’en tirer des solutions bénéfiques pour tous.
En novembre 2020, les données recueillies par les autorités de santé publique de Toronto indiquaient que 73 % des diagnostics positifs à la COVID-19 concernaient des personnes issues de minorités ethniques alors que celles-ci forment 36 % de la population.
Ces chiffres ne démontrent pas une prédisposition génétique à la maladie, mais renvoient plutôt à un ensemble de facteurs sociaux qui exposent ces groupes d’individus à de plus grands risques en matière de santé. Ce sont là des données empiriques qui alimentent les réflexions philosophiques de Ryoa Chung.
Celle qui donne le cours d’éthique médicale à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal vient de publier un article dans le Journal of Social Philosophy où elle propose un outil permettant d’élaborer «une vision plus globale des actions collectives, institutionnelles et politiques nécessaires pour s’attaquer aux inégalités à l’origine des vulnérabilités structurelles de santé».
Spécialiste en éthique des relations internationales, Mme Chung s’intéresse aux enjeux éthiques liés à l’aide internationale médicale dans le contexte des crises humanitaires.
Avec son collègue Matthew Hunt, de l’Université McGill, elle a mené une série d’entretiens à Port-au-Prince en 2013 avec des acteurs locaux et de l'extérieur du pays engagés dans les efforts de secours et de reconstruction à la suite du séisme qui a dévasté Haïti en 2010.
C’est dans le cadre de ce projet de recherche qu’elle a été amenée à «dénaturaliser les catastrophes naturelles» à l’instar d’autres chercheurs qui étudient les conditions sociales préexistantes aux désastres et amplificatrices de leurs conséquences.
Dénaturaliser les iniquités
Inspirée par les travaux de sir Michael Marmott, qui a créé le modèle théorique des déterminants sociaux de la santé, Ryoa Chung propose la notion de «vulnérabilité structurelle de santé» pour mieux désigner les formes d’injustices structurelles qui produisent et maintiennent les inégalités de santé au sein d’une population et entre les pays.
Les vulnérabilités structurelles de santé font référence aux risques accrus, pour une personne ou un groupe social, de souffrir de problèmes de santé en raison des inégalités sociales que cause l'interaction entre les injustices structurelles et épistémiques.
«Cet angle d’analyse s’arrête aux structures et processus sociaux qui engendrent des discriminations entre des individus ou des groupes, mentionne la professeure. La notion de vulnérabilité structurelle de santé permet de dénaturaliser ce qu’on croit naturel: ce n’est pas un fait de la nature que le taux de mortalité infantile ou encore l’espérance de vie diffèrent d’un pays à l’autre et même à l’intérieur d’un pays. Ces différences découlent de conditions structurelles économiques, politiques et sociales qui ne sont pas nécessairement illégales, mais qui sont injustes au sens où elles causent des torts réels à des personnes.»
Selon Ryoa Chung, certaines injustices sont délibérées, tandis que d’autres sont maintenues en place «par la participation collective et indirecte à des processus sociaux dont on comprend plus ou moins la complexité et la nocivité: les travaux sur les vulnérabilités structurelles de santé cherchent justement à faire la lumière sur ces phénomènes».
Injustices épistémiques: sus au paternalisme!
Ce cadre théorique pointe aussi en direction des injustices épistémiques, c’est-à-dire celles qui prennent naissance dans l’inégalité des rapports de pouvoir, qui s'établissent aussi dans le monde du savoir.
«Les injustices épistémiques désignent l’inégalité d’accès aux positions d’autorité dans le monde des connaissances, signale Ryoa Chung. Certains individus ou groupes sociaux sont discriminés non pas selon des critères scientifiques, mais en raison de préjugés de toutes sortes.»
Ainsi, elle souligne que, jusqu’à récemment, les milieux universitaires étaient «majoritairement occupés par des hommes, ce qui a influencé l’évolution des connaissances et des recherches biomédicales – certains problèmes de santé propres aux femmes, comme l’endométriose dont on parle de plus en plus, ont été longtemps ignorés par la médecine».
Les injustices épistémiques soulèvent la question de savoir à qui, par qui et à quelles fins le statut de vulnérabilité est attribué.
Elle cite en exemple des mesures instaurées dans les premières heures de la coordination onusienne de l’assistance humanitaire à la suite du séisme en Haïti.
«De nombreux collègues haïtiens déploraient le fait que les réunions de secteur – ou cluster system – se déroulaient uniquement en anglais alors que les intervenants locaux parlaient davantage le créole ou le français», illustre Mme Chung.
«La lutte politique pour surmonter les inégalités de santé nécessite des ressources et des actions multidimensionnelles, conclut la professeure. La notion de vulnérabilité structurelle de santé fournit un outil conceptuel pour faciliter la recherche interdisciplinaire et la mise en place d'actions de santé publique liées à ces questions fondamentales de justice sociale.»
Course aux vaccins: un exemple de vulnérabilité structurelle de santé à l’échelle internationale
Ryoa Chung fait partie d’un groupe de philosophes, de juristes et de politologues qui se sont exprimés dans une lettre ouverte publiée le 10 février dernier dans Le Monde en faveur de la reconnaissance des vaccins contre le SRAS-CoV-2 comme biens publics mondiaux.
Un des premiers projets de recherche de la professeure portait d’ailleurs sur les enjeux éthiques liés aux droits de propriété intellectuelle et aux brevets pharmaceutiques qui entravent l’accès équitable aux médicaments essentiels.
«Il y a 20 ans, la question se posait dans le contexte de la pandémie du VIH-sida en Afrique du Sud, indique Mme Chung. De nos jours, le débat est relancé dans le contexte de la course aux vaccins contre la COVID-19, qui jette un éclairage troublant sur ce que certains appellent le “nationalisme de la santé” et qui met à mal la solidarité et la coopération internationales.»
Pour la professeure, «en refusant d’élargir l’accès aux vaccins, les pays les plus riches de l’OCDE contribuent à perpétuer les inégalités et les vulnérabilités structurelles de santé entre les populations. À l’heure des crises sanitaires planétaires et des changements climatiques, il est grand temps de réfléchir aux questions de justice en santé à l’échelle mondiale».