La drôle de bibitte commence à s'imposer

Entrevue croisée avec Pierre Michaud, Marjorie Garcia, Ariel St-Louis Lamoureux et Pierre-Luc Lecours

Entrevue croisée avec Pierre Michaud, Marjorie Garcia, Ariel St-Louis Lamoureux et Pierre-Luc Lecours

Crédit : Amélie Philibert | Université de Montréal

En 5 secondes

La recherche-création est de mieux en mieux comprise et elle se démocratise à l’UdeM. Mais en quoi consiste-t-elle au juste et quel est l’intérêt d’aller dans cette voie?

Il n’y a pas si longtemps, la recherche-création était vue comme une drôle de bibitte dans les universités. Maintenant mieux comprise, elle se démocratise. Les programmes qui allient recherche et création se multiplient à l’Université de Montréal et des projets sont mis sur pied dans plusieurs disciplines. On en discute avec Pierre Michaud, professeur à la Faculté de musique, très engagé en recherche-création, et avec trois diplômés: Ariel St-Louis Lamoureux en cinéma, Pierre-Luc Lecours en musique et Marjorie Garcia en design industriel.

POUVEZ-VOUS NOUS EXPLIQUER CE QU’EST LA RECHERCHE-CRÉATION ?

PIERRE MICHAUD : Il commence à y avoir un consensus sur ce qu’est la recherche-création, qui n’est pas seulement de la recherche sur l’art, mais de la recherche par l’art. La création en tant que telle est une forme de recherche parce qu’il y a souvent une problématisation. Comme dans la recherche fondamentale, on part d’une hypothèse, puis on a des méthodes de travail. La différence, c’est l’approche réflective qu’on a sur son travail et comment on la communique au public. Traditionnellement, à l’université, cela passe par des articles scientifiques. Mais en recherche-création, il peut y avoir d’autres moyens, dont l’audiovisuel. Le Fonds de recherche du Québec – Société et culture a d’ailleurs une définition de la recherche-création qui semble faire consensus. Entre autres, la recherche-création doit inclure une pratique créatrice ou artistique soutenue. Il ne suffit pas d’avoir un projet et un thème de recherche avec une méthodologie. Le résultat artistique ou créatif doit aussi être au rendez-vous.

QU’EST-CE QUE LA RECHERCHE-CRÉATION APPORTE DE PLUS PAR RAPPORT À LA RECHERCHE ET À LA CRÉATION PRISES SÉPARÉMENT ?

PIERRE MICHAUD : En recherche-création, les impératifs ne sont pas les mêmes que dans les milieux professionnels où il y a des billets à vendre ou des cotes d’écoute à atteindre. À l’université, le milieu est propice pour prendre le temps de se poser des questions. Par exemple, les arts vivants ont été énormément affectés par la pandémie et il a fallu trouver de nouvelles façons de faire, de nouveaux lieux pour sortir des grandes salles. Ce qui a été expérimenté en recherche-création a ensuite pu servir les milieux professionnels.

ARIEL ST-LOUIS LAMOUREUX : Dans un processus de recherche-création, la recherche influence la création et la création influence la recherche : les deux s’enrichissent.

MARJORIE GARCIA : J’ai fait ma technique en design industriel, mais après diverses expériences sur le marché du travail, j’ai voulu approfondir mes connaissances et ma vision du design en m’arrêtant davantage sur ses aspects sociaux et environnementaux. C’est pour cette raison que je me suis inscrite au baccalauréat en design industriel à l’UdeM. Dans ma dernière année d’études, j’ai eu la chance de participer aux Ateliers Buissonnières, créés pour mettre de l’avant les savoir-faire d’artisans locaux en les amenant à travailler avec des designers de la relève. J’ai fait mon stage avec le maître tonnelier Réal Beaudin. Dans cette expérience de recherche-création exploratrice, j’ai pu me pencher sur les défis d’industrialiser un produit conçu à la main en analysant ce qu’il serait intéressant de faire ressortir comme expertise dans un nouveau design.

PIERRE-LUC LECOURS : Dans mon milieu professionnel, mes sensibilités et ma démarche restent les mêmes que lorsque je fais de la recherche-création. Mais je suis confronté à de nouveaux problèmes et je n’ai pas toujours les solutions pour les résoudre ni le temps de les analyser. Mon doctorat en recherche-création me permettra de le faire.

AVEZ-VOUS FAIT DES DÉCOUVERTES SURPRENANTES DANS VOS TRAVAUX DE RECHERCHE-CRÉATION ?

ARIEL ST-LOUIS LAMOUREUX : Il y a vraiment beaucoup de concepts qu’on découvre. La recherche ouvre une porte pour aller puiser dans d’autres domaines. Moi par exemple, comme je m’intéressais à des questions éthiques sur la relation entre la personne qui filme et la personne filmée, j’ai fait un trimestre complet en anthropologie. Ç’a vraiment été une expérience enrichissante. On se fait surprendre aussi dans ses explorations. Ainsi, je voulais que les personnes filmées participent au montage. Mais j’ai réalisé que cela ne les intéressait pas du tout ! Finalement, j’ai fait des visionnements avec chaque personne filmée pour valider, commenter et mettre en question les enregistrements. Cela m’a aidée à construire une structure narrative où les personnes filmées conversent en quelque sorte.

PIERRE MICHAUD : Dans ma pratique d’artiste, les découvertes surprenantes se font lorsque j’essaie d’imaginer une forme d’interaction humain-machine. Cela peut être des interactions musique-image, musique-lumière ou musique-architecture en temps réel, donc il y a de la programmation derrière et plusieurs défis techniques. Cela peut paraître très froid, mais lorsque le résultat est une réalisation artistique qui fonctionne bien et qui touche les gens, c’est une belle découverte.

PIERRE-LUC LECOURS : Les projets issus des programmes de formation en recherche-création suscitent beaucoup d’intérêt à l’étranger. Moi et mes collègues du baccalauréat et de la maîtrise présentons nos œuvres partout sur la planète. Elles prennent la tête d’affiche de festivals, partent en tournée, etc. Il y a vraiment quelque chose de novateur, de recherché qui sort de l’UdeM en recherche-création.

COMMENT LA RECHERCHE-CRÉATION POURRAIT-ELLE SE DÉVELOPPER DAVANTAGE ?

PIERRE MICHAUD : Il faut plus d’intersectorialité. En recherche-création, on imagine de nouvelles façons de faire et l’on se heurte parfois à des limites techniques qu’on essaie de dépasser. Il faut parfois aller au-delà de la machine, inventer ou adapter du matériel qui doit souvent pouvoir partir en tournée. On a vraiment besoin de travailler avec des gens de différentes disciplines pour y arriver.

PIERRE-LUC LECOURS : Il faut penser aussi aux installations. Par exemple à la Faculté de musique, la salle de concert est très traditionnelle alors que notre pratique est éclatée. Il faudrait des lieux multifonctionnels qu’on peut adapter à nos projets plutôt que de devoir adapter nos projets à l’espace disponible.

MARJORIE GARCIA : Afin de pousser davantage nos concepts au baccalauréat, ce serait bien d’avoir un meilleur accès à des spécialistes d’autres disciplines, notamment dans les milieux professionnels comme l’ingénierie.

ARIEL ST-LOUIS LAMOUREUX : Il pourrait y avoir plus de partenariats entre les milieux professionnels et la recherche-création. Ces deux pôles pourraient davantage se nourrir l’un l’autre.

PIERRE MICHAUD : Mais les choses bougent en ce sens. Ana Sokolović, professeure à la Faculté de musique, a obtenu cette année la première chaire consacrée à la recherche-création en opéra et elle crée vraiment des maillages entre différentes unités d’enseignement et les milieux professionnels.

PIERRE MICHAUD

Pierre Michaud, vice-doyen aux cycles supérieurs et à la recherche de la Faculté de musique et codirecteur du Laboratoire Formes Ondes à l’UdeM

Crédit : Amélie Philibert | Université de Montréal

Vice-doyen aux cycles supérieurs et à la recherche de la Faculté de musique, Pierre Michaud a obtenu un doctorat en composition à l’UdeM en 2010 et il est professeur en composition mixte depuis 2012. Il est également codirecteur du Laboratoire Formes Ondes à l’UdeM. Ses activités de composition et de recherche ont été subventionnées notamment par le Fonds de recherche du Québec – Société et culture, le Conseil des arts du Canada, le Conseil des arts et des lettres du Québec et le Conseil des arts du Nouveau-Brunswick. Il s’intéresse particulièrement à la « comprovisation », un terme créé en combinant composition et improvisation, à la collaboration interprète-compositeur, à l’interdisciplinarité, aux lieux interactifs et aux nouvelles formes de représentation musicales. Ses œuvres ont été entendues à l’occasion de séries de concerts et de festivals dans plusieurs villes au Canada, en Amérique centrale, en Asie et en Europe.

MARJORIE GARCIA

Marjorie Garcia, titulaire d’un baccalauréat en design industriel

Crédit : Amélie Philibert | Université de Montréal

Titulaire d’un baccalauréat en design industriel (2022), Marjorie Garcia a réalisé à l’été 2021 un stage en tonnellerie avec le maître artisan Réal Beaudin dans le cadre du laboratoire expérimental Les Ateliers Buissonnières. Elle a repris les compétences acquises pour créer un produit destiné à valoriser l’eau de pluie dans un contexte de réchauffement climatique où l’or bleu se fait de plus en plus rare. Baptisé TONO, le réservoir mobile qu’elle a conçu devait répondre à plusieurs critères en matière de durabilité. Construit en bois d’ici et sans colle, il peut être démonté afin de permettre la réparation de pièces au besoin.

https://effa.umontreal.ca/2022/design-industriel/tono

ARIEL ST-LOUIS LAMOUREUX

Ariel St-Louise Lamourueix, titulaire d’une maîtrise en cinéma de l’UdeM, profil Recherche-création

Crédit : Amélie Philibert | Université de Montréal

Titulaire d’une maîtrise en cinéma de l’UdeM, profil Recherche-création (2019) avec Marion Froger, Ariel St-Louis Lamoureux réalisait déjà des œuvres documentaires avant de retourner aux études. Ses expériences dans le milieu professionnel, notamment la production du documentaire Lumières sur l’eau (2016) avec la communauté Eeyou de Waswanipi, ont suscité chez elle une foule de questions éthiques. Par exemple, comment partage-t-on le pouvoir entre la personne qui filme et celle qui est filmée ? Est-ce que la relation est réciproque, équilibrée ? Elle a donc imaginé pendant sa scolarité de maîtrise une méthodologie qui pourrait encadrer cette collaboration lors de la réalisation de documentaires. Des suites de sa recherche de maîtrise est né le court métrage Les entremailles (2022), qui circule maintenant dans les festivals.

www.spira.quebec/film/537-les-entremailles.html

PIERRE-LUC LECOURS

Amélie Philibert | Université de Montréal

Pierre-Lec Lecours, titulaire d’une maîtrise en musique, compositeur et artiste sonore et vidéo

Titulaire d’une maîtrise en musique, option Composition et création sonore (2019) avec Pierre Michaud, il vient de commencer un doctorat dans le même domaine sous la direction de Nicolas Bernier, toujours à l’UdeM. Compositeur et artiste sonore et vidéo, il s’inspire autant des courants de musique contemporaine instrumentale et électroacoustique que de la musique électronique et expérimentale. Comme chercheur, il s’intéresse à l’interprétation de la musique électronique, au décloisonnement des pratiques musicales contemporaines, au dialogue entre différentes cultures et héritages musicaux ainsi qu’à l’exploration de nouvelles formes d’expression audiovisuelles. Son travail a été présenté dans plusieurs festivals internationaux, dont MUTEK et Elektra au Québec, à la Biennale Némo et à Futura en France, à Currents New Media aux États-Unis, au Digital Weekender au Royaume-Uni et à Muslab au Mexique.

pierreluclecours.com

Définition de la recherche-création

Fonds de recherche du Québec – Société et culture

Par recherche-création, le Fonds désigne toutes les démarches et approches de recherche favorisant la création qui visent à produire de nouveaux savoirs esthétiques, théoriques, méthodologiques, épistémologiques ou techniques. Toutes ces démarches doivent impliquer de façon variable (selon les pratiques et les temporalités propres à chaque projet) :

1. des activités créatrices ou artistiques (conception, expérimentation, technologies, prototype, etc.)
ET
2. la problématisation de ces mêmes activités (saisie critique et théorique du processus, conceptualisation, etc.).

Considérant qu’il n’est pas de recherche-création sans allées et venues entre l’œuvre et le processus de création qui la rend possible et la fait exister, le Fonds pose comme principe que les activités créatrices ou artistiques et leur problématisation sont réalisées par une même personne (volet individuel) ou groupe de personnes (volet équipe).

Selon le Fonds, une démarche de recherche-création repose dès lors sur :

  • l’exercice d’une pratique créatrice ou artistique soutenue;
  • la problématisation de cette pratique créatrice ou artistique;
  • la transmission, la présentation et la diffusion des expérimentations menées ou des résultats obtenus dans le cadre de projets de recherche-création, quelle qu’en soit la nature, auprès de la relève étudiante, des pairs et du grand public.

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