La pénurie de main-d’œuvre change la donne au chapitre des relations de travail
- UdeMNouvelles
Le 22 septembre 2023
- Martin LaSalle
La pénurie de main-d’œuvre a un effet sur la rémunération, les stratégies de négociation et les syndicats, selon Patrice Jalette, professeur de relations industrielles à l’UdeM.
Depuis les années 1980 et jusqu’à tout récemment, préserver les acquis et obtenir de maigres hausses salariales de l’ordre de un à deux pour cent devait être considéré comme une victoire par les travailleuses et travailleurs syndiqués. Aujourd’hui, il arrive parfois que des offres patronales plus substantielles soient rejetées par les membres d’un syndicat, ce qui donne un levier supplémentaire à leurs représentants pour tenter de faire des gains additionnels.
«Nous observons un revirement de situation dans le rapport de force entre employeurs et employés qui est alimenté par différents facteurs, dont la pénurie de main-d’œuvre, qui s’est aggravée durant la pandémie de COVID-19 et qui se poursuit.»
C’est ce qu’affirme Patrice Jalette, professeur à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal, qui a publié une étude intitulée «Les relations professionnelles à l’heure de la pénurie de main-d’œuvre» dans le journal Chronique internationale de l’IRES (Institut de recherches économiques et sociales).
Au cours de l’enquête qui se poursuit toujours et qu’il a menée jusqu’à présent auprès d’une vingtaine d’employeurs et de quelque 40 représentants syndicaux de différents secteurs économiques, Patrice Jalette a désigné trois sphères du monde du travail influencées par la pénurie de main-d’œuvre, soit la rémunération, les stratégies de négociation et l’organisation syndicale.
Des augmentations hors du commun
Au chapitre de la rémunération, Patrice Jalette a constaté que d’importantes hausses de salaire ont été négociées dans plusieurs entreprises.
«Par exemple, l’augmentation annuelle de la rémunération des travailleurs syndiqués a atteint un pic de 5,2 % en 2022, du jamais vu au cours des 15 dernières années, indique le professeur. Ce mouvement à la hausse s’est amorcé en 2019 avec un accroissement de 3,1 % suivi d’une augmentation de 3,5 % l’année suivante et d’une autre plus modérée, soit 1,7 %, en 2021, avant de s’accentuer par la suite.»
Plus concrètement, la hausse de la rémunération vient entre autres des augmentations salariales générales immédiates négociées par les parties, de l’ajout de primes de fidélité et d’attraction ainsi que de la position plus élevée dans l’échelle salariale des nouveaux à leur arrivée en poste.
La révision des échelles salariales et des composantes de la rémunération n’est pas sans risque, selon Patrice Jalette. «La modification des échelles existantes, que les parties prenantes ont souvent mis beaucoup de temps à bâtir, peut être plus problématique, souligne-t-il. L’ajout ou le retrait d’échelons, des progressions accélérées et l’ajout de différentes primes peuvent contribuer à créer de nouvelles segmentations et des inégalités – ce qui peut accentuer des conflits entre anciens et nouveaux salariés, entre salariés qualifiés et non qualifiés.»
Des stratégies de négociation inédites
Les entrevues réalisées par Patrice Jalette lui ont aussi permis de constater que le contexte de pénurie de main-d’œuvre a conduit certaines entreprises, devant le départ d’employés, à demander aux syndicats de rouvrir la convention collective avant la fin de son terme afin d’introduire des mesures d’attractivité et de maintien en poste.
«C’est un retournement de situation, puisque les demandes de réouverture de convention par les employeurs visaient habituellement à obtenir des concessions syndicales pour éviter, par exemple, une fermeture ou une délocalisation», relate le professeur.
Encore là, la réouverture des conventions collectives peut engendrer des conflits en raison notamment des disparités salariales qui peuvent découler du processus entre les métiers et les autres emplois, comme ce fut le cas à l’usine de carton Westrock Canada à La Tuque. L’entente avec le syndicat Unifor est survenue à la suite d’un arrêt de travail et de l’intervention d’un conciliateur.
Selon Patrice Jalette, «il ne faut donc pas conclure que les négociations au Québec sont devenues une partie de plaisir et que les syndicats n’ont pas eu à élaborer de nouvelles stratégies de négociation».
Pour preuve, il cite dans son étude la dernière négociation survenue entre la fromagerie Agropur de Granby et le syndicat de ses 250 salariés affiliés à Centrale des syndicats démocratiques en vue du renouvellement de la convention collective venue à échéance en juin 2021, négociation qui s’annonçait particulièrement longue et difficile.
«L’employeur a déposé 158 demandes pour modifier 32 des 33 articles de la convention, dont des demandes de modifications aux horaires de travail qui ont été très mal reçues, explique-t-il. Après un mois de grève, le syndicat a mis sur pied un comité de réaffectation pour aider les grévistes à trouver un emploi ailleurs durant la grève.»
Trois jours après cette annonce, les parties en sont venues à une entente de principe sur la nouvelle convention collective!
De nouveaux défis pour les syndicats
Dans son article, Patrice Jalette pointe différents défis auxquels les syndicats locaux font face dans le contexte de la pénurie de main-d’œuvre, à commencer par leur capacité à représenter les travailleurs étrangers temporaires, qui ne parlent pas nécessairement le français ou l’anglais.
De même, le contexte de pénurie nuit aux activités syndicales locales en restreignant les libérations syndicales, qui sont conditionnelles généralement à la disponibilité de la main-d’œuvre remplaçante. Plus encore, le fort roulement des représentants au sein des bureaux syndicaux locaux fait qu’ils sont de plus en plus constitués de personnes moins expérimentées et qui ont besoin de formation de la part des organisations syndicales.
Un autre important défi découle des attentes élevées des membres à l’égard des résultats de la négociation. Ces attentes sont d’autant plus élevées qu’elles sont soumises aux pressions inflationnistes.
«La gestion des attentes élevées est un défi pour les représentants syndicaux qui, au début des négociations, doivent mobiliser leurs membres quant aux enjeux particuliers et à des demandes bien définies, mais doivent par la suite les amener à prendre du recul et considérer les gains obtenus, même si tous les objectifs ne sont pas atteints», observe-t-il tout en soulignant que c’est le genre de situation qui explique pour beaucoup les rejets d’ententes de principe intervenues à la table de négociation observés au cours des dernières années.
Enfin, si la rareté de la main-d’œuvre contribue à améliorer le pouvoir de négociation collectif, elle contribue aussi à améliorer le pouvoir du travailleur individuel.
«Ainsi, ce nouveau contexte pourrait, paradoxalement, remettre en cause la pertinence même de l’appartenance à l’institution syndicale pour négocier les conditions de travail dans un marché favorable», conclut Patrice Jalette.