Tenir les politiciens éloignés des micros pour faire avancer les négociations au Québec

Les membres de la Fédération autonome de l'enseignement sont en grève illimitée depuis le 23 novembre.

Les membres de la Fédération autonome de l'enseignement sont en grève illimitée depuis le 23 novembre.

Crédit : Martin LaSalle

En 5 secondes

Les négociations dans le secteur public seraient facilitées si l’on acceptait de soumettre la question de l’organisation du travail à des études sectorielles approfondies, selon des experts de l’UdeM.

À l’aube du déclenchement d’une troisième série de journées de grève par le front commun syndical québécois, un webinaire portant sur les négociations dans le secteur public se tiendra le 7 décembre à midi, organisé par le Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT). 

Six professeurs de l’École de relations industrielles (ERI) et de la Faculté de droit de l’Université de Montréal, aussi membres du CRIMT, partagent en amont leur vision quant au cadre des négociations et aux principaux enjeux tout en explorant de possibles voies de règlement. 

Tous s’entendent sur un point: les négociations se dérouleraient plus facilement si l’on acceptait de décentraliser la négociation des enjeux liés à la flexibilité en soumettant la question de l’organisation du travail à des études sectorielles paritaires approfondies au-delà de ce cycle de négociations… et si les dirigeants des parties cessaient de réagir publiquement dans une logique de confrontation.

Un casse-tête pour l’État

Gregor Murray, Renée-Claude Drouin et Patrice Jalette

Gregor Murray, Renée-Claude Drouin et Patrice Jalette

Crédit : Gregor Murray (Amélie Philibert, Université de Montréal), Renée-Claude Drouin (Université de Montréal) et Patrice Jalette (Amélie Philibert, Université de Montréal).

Selon le directeur du CRIMT, Gregor Murray, le caractère ambigu de toute négociation dans le secteur public réside dans le fait que l’État est à la fois l’employeur et le régulateur de sorte que, si la négociation n’aboutit pas, le gouvernement peut légiférer et dicter les conditions de travail.  

Néanmoins, ce pouvoir d’adopter une loi de retour au travail – ou loi spéciale – est davantage circonscrit depuis «l’arrêt Saskatchewan», qui a reconnu une protection constitutionnelle au droit de grève. 

«En 2015, la Cour suprême du Canada a statué que la loi adoptée en 2007 par la Saskatchewan – qui empêchait les travailleurs assurant des services essentiels de faire la grève – violait la Charte canadienne des droits et libertés en restreignant de manière injustifiée le droit à la liberté d’association et le droit de négociation collective», souligne la professeure de droit Renée-Claude Drouin.  

Désormais, les critères pour recourir à une loi spéciale sont plus stricts pour l’État, sans compter qu’il doit aussi tenir compte de l’acceptabilité sociale d’un tel recours «et l’on n’en est nettement pas là, avec l’appui populaire manifesté actuellement aux employés», poursuit-elle.  

Par ailleurs, la pression est grande sur les ministres du gouvernement québécois, rappelle Gregor Murray: «L’enjeu est que l’enveloppe salariale pour la fonction publique représente environ 60 % du budget de l’État québécois et l’appui général aux syndicats signifie que la population souhaite le maintien des services publics tout en étant contre d’éventuelles hausses d’impôts en raison de l’inflation, responsable de l’augmentation du coût de la vie.»

Un véritable psychodrame

Son collègue de l’ERI Patrice Jalette ajoute que le gouvernement de François Legault est devant un «véritable psychodrame parce qu’il doit négocier dans un environnement où se combinent inflation, pénurie de main-d’œuvre et épuisement généralisé découlant, entre autres, de l’intensification du travail dans un contexte d’effectifs réduits depuis la pandémie». 

Patrice Jalette donne l’exemple d‘infirmières contraintes d’effectuer des heures supplémentaires – le fameux TSO ou temps supplémentaire obligatoire – et de personnes qui, dans les centres de services scolaires, se voient «refuser tous les congés par leur employeur en raison du manque de main-d’œuvre, sans parler des gens non qualifiés qu’on embauche, ce qui crée des problèmes d’équité qui s’ajoutent à une parfaite situation à haut risque», mentionne-t-il.

Des problèmes structurels qui ne peuvent être réglés en quelques semaines

Mélanie Laroche, Mélanie Dufour-Poirier et Dalia Gesualdi-Fecteau

Mélanie Laroche, Mélanie Dufour-Poirier et Dalia Gesualdi-Fecteau

Crédit : Université de Montréal

Selon la professeure Mélanie Laroche, ce sentiment d’exaspération sur le terrain «découle des stratégies de négociation utilisées dans le passé: cycle après cycle, on n’a pas modifié les conditions de pratique ni amélioré les conditions de travail et c’est ce qui explique pourquoi plusieurs souhaitent quitter le réseau public – où il n’y a d’ailleurs pas qu’une pénurie de main-d’œuvre, mais aussi un exode des travailleuses et des travailleurs de la santé et de l’éducation».  

Aussi, comme ses collègues, elle est d’avis qu’il est impossible de régler – en quelques semaines, de manière centralisée à la table de négociation – les questions d’organisation du travail qui traînent depuis des décennies et qui devraient relever de la gestion à l’échelle locale. 

«L’État peut bien vouloir plus de flexibilité, mais encore faut-il d’abord faire le diagnostic réel des problèmes pour ensuite trouver les solutions conjointement, avec tous les acteurs concernés, et arriver à une véritable amélioration de la situation, en permettant que les solutions ne soient pas les mêmes dans toutes les organisations», renchérit Gregor Murray.

Les grévistes, porte-étendards d’un système à préserver

Chercheuse spécialisée en matière de renouvellement de l’action et de la représentation syndicales, Mélanie Dufour-Poirier perçoit dans les présentes négociations «un enjeu lié à la reconnaissance de la contribution fondamentale des employés de la fonction publique ainsi qu’une lutte pour la légitimité de la présence syndicale dans les secteurs de l’éducation et de la santé, où la main-d’œuvre est à prédominance féminine». 

«Les centrales syndicales sont parvenues à décloisonner le débat: à peu près tout le monde a soit un enfant à l’école ou un parent qui a besoin d’accéder à des soins de santé – de qualité idéalement –, ce qui explique en partie la grande mobilisation des troupes pour la grève et le fort appui de l’opinion publique à leur endroit, soumet la professeure de l’ERI.  

«Les organisations syndicales ont été jusqu’à présent habiles pour faire comprendre à la population que la bataille pour le rattrapage salarial est menée au nom de la pérennité des services publics de qualité et de leur accessibilité: quand un employé de l’État sur huit a recours à une banque alimentaire [comme ce fut le cas au Québec l’an dernier] et que la détresse psychologique touche un grand nombre de personnes dans le système, le public comprend que c’est la préservation de notre modèle social qui est en jeu. C’est ce qu’on appelle la montée en généralité des revendications», fait remarquer Mélanie Dufour-Poirier.

Une solidarité sous tension

Crédit : CRIMT

La professeure Dalia Gesualdi-Fecteau estime pour sa part que le recours au tutorat par un certain nombre de membres en grève de la Fédération autonome de l’enseignement (FAE) est le symptôme d’une «solidarité sous tension» qui rappelle l’importance stratégique d’avoir les moyens de poursuivre le combat. 

Rappelons que la FAE a déclenché une grève générale illimitée le 23 novembre et que ses quelque 66 500 membres ne bénéficient d’aucun fonds de grève.  

«Les personnes qui offrent des services de tutorat ne sont pas des briseurs de grève, souligne la juriste du travail. D’autres enjeux se posent, dont celui de la capacité de maintenir un rapport de force et de persister dans la lutte. On voit une solidarité sous tension, alors qu’il y a un tiraillement entre l’importance de maintenir une mobilisation en assurant notamment une présence sur la ligne de piquetage et celle de permettre aux membres de survivre financièrement.»

Vers un dénouement rapide si…

Selon les six professeurs experts de l’UdeM, le gouvernement doit avoir un «sursaut de conscience et présenter une offre qui sera jugée recevable et donnera une marge de manœuvre aux tables de négociation».  

D’autant plus que le salaire annuel moyen dans l’administration québécoise est 16,6 % moins élevé que dans les entreprises de 200 employés, selon le dernier rapport de l’Institut de la statistique du Québec, rendu public le 30 novembre. 

Selon eux, pour en arriver rapidement à un règlement, il faut régler la question salariale et confier les enjeux d’organisation du travail à des équipes qui prendraient le temps de les évaluer de façon décentralisée.  

«Négocier ce que le gouvernement appelle de la flexibilité nécessitera de la souplesse de part et d’autre et la dynamique actuelle des négociations, orientée vers l’urgence et la confrontation, ne permet pas aux parties de coconstruire des solutions qui seront acceptables de chaque côté et applicables localement», disent-ils.  

Les six experts de l’UdeM sont unanimes: les dirigeants politiques et syndicaux doivent surtout calmer le jeu et éviter les déclarations alarmistes…

AIDE-MÉMOIRE

Quoi? Webinaire sur les négociations dans le secteur public québécois 

Quand? Le jeudi 7 décembre de 12 h à 13 h 30 

Organisateur? Le Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail  

Coût? Aucun, mais on doit s’inscrire pour recevoir le lien de branchement.