Judith Lafaille: contrôler l’incontrôlable

Judith Lafaille

Judith Lafaille

Crédit : Amélie Philibert, Université de Montréal

En 5 secondes

Il y a sept ans, celle qui est aujourd’hui agente de communication à l’IRIC s’apprêtait à célébrer la fin de ses études universitaires quand une nouvelle est venue transformer sa vie à tout jamais.

Migraines, pertes de vision sporadiques, sensations d’engourdissement qui vont et viennent… Vous vous rendez plusieurs fois à l’hôpital, où les médecins vous expliquent que vous n’avez pas à vous en faire, que vous êtes jeune et que toutes ces manifestations physiques sont liées au stress. Mais les symptômes persistent, vous décidez donc de consulter un optométriste. Celui-ci prend une photo de votre rétine et vous dit les mots qu’aucun vingtenaire ne pense alors entendre: «Il y a une inflammation inhabituelle de la rétine, sûrement causée par une masse. Présentez-vous immédiatement à l’urgence.»

Nous sommes en 2016. Judith Lafaille a 24 ans. Étudiante au diplôme d’études supérieures spécialisées en communication organisationnelle à l’Université de Montréal, elle vient de remettre son dernier travail lorsque sa vie bascule. Le diagnostic? Une tumeur cancéreuse agressive qui se forme à l’arrière de son cerveau depuis, selon les experts, plus de deux ans. «Je savais que quelque chose ne tournait pas rond, admet-elle, mais on ne me prenait pas au sérieux.»

Au choc de la nouvelle et à la tristesse s’ajoute donc un sentiment de colère. Elle en veut au système de santé, elle en veut à la vie, mais, surtout, elle se demande si ce qui lui arrive est sa faute. «Je me culpabilisais beaucoup, raconte-t-elle. Je me demandais ce que j’avais fait de mal vu que je n’avais jamais pris de drogue, je sortais et buvais de l’alcool comme n’importe quel autre jeune.» Elle va jusqu'à se questionner sur son alimentation, sur les restaurants qu’elle a visités et sur la quantité de sucre qu’elle a consommée par le passé. «Mais ce n’était pas ça du tout, raisonne-t-elle. Ça a été le hasard, tout simplement.»

Devenue depuis amie de plusieurs patients et patientes de son âge, celle qui travaille aujourd’hui à titre d’agente de communication à l'Institut de recherche en immunologie et en cancérologie (IRIC) de l’UdeM souligne que ces personnes ont souvent des histoires semblables à la sienne. Malgré les nombreuses visites médicales, il n’est pas rare que la maladie soit seulement diagnostiquée à un stade avancé, faute d’investigation appropriée.

Une population laissée à elle-même

Dès le départ, Judith Lafaille se voit attribuer un protocole de soins intensif comprenant plusieurs médicaments, de la radiothérapie et de la chimiothérapie, puisque les cellules cancéreuses se reproduisent rapidement en raison de son âge. Son corps change à la vitesse grand V et plusieurs effets secondaires font leur apparition. «J’étais enflée comme un ballon, je perdais mes cheveux, sont ensuite arrivés l’hirsutisme et l’acné… Ce n’est pas comme dans les films, où la personne est encore toute belle avec un foulard sur la tête… Ce n’est pas ça, la vraie vie», indique celle qui doit prendre tous les jours des médicaments de chimiothérapie orale. En plus des visites mensuelles à l’hôpital, ce protocole lui permet, depuis 2019, de stabiliser sa tumeur. «C’est une maladie chronique, précise-t-elle. Il n’y a pas de rémission possible pour l’instant.»

Puisque 9 cas de cancer sur 10 sont diagnostiqués chez des Canadiens et Canadiennes de plus de 50 ans, elle s’est rapidement rendu compte que peu d’information sur sa maladie s’adressait à son groupe d’âge. «Je faisais des recherches, mais je ne trouvais rien, explique-t-elle, alors abasourdie par le manque de ressources qui s’offraient à elle. On ne m’a jamais parlé de l’estime de soi quand on a le cancer, de tout ce qui touche les relations d’amitié, les relations de couple ou encore du volet sexualité, même si ce sont pourtant des pans de ma vie qui ont été grandement affectés.» Même si elle a la chance d’être bien entourée et d’avoir le soutien constant de ses proches, les questions qu’elle se posait à l’époque demeuraient souvent sans réponse.

Personne ne lui avait non plus parlé de la dépression qui guette la majorité des patients et des patientes à la fin de leurs traitements intensifs. «Pendant des mois, tu te fais dire que tu es bonne, forte, que tu es capable… puis cela s’estompe une fois cette période terminée», dit-elle. D’ailleurs, bien qu’il soit évident, après quelques minutes passées en sa compagnie, qu’elle est une femme résiliente, Judith Lafaille est lasse d’entendre ces phrases quelque peu complaisantes. «Quand j’entends “T’es courageuse!” ou quand on me parle de mon combat, je me demande en quoi je suis courageuse… Je ne l’ai pas choisie, la tumeur, et je ne me bats pas contre la maladie, c’est la maladie qui est venue à moi. Ce n’est pas moi qui ai choisi de lutter», fait-elle remarquer.

Le moral dans les talons, elle tente de remonter la pente. Elle va ainsi chercher l’aide d’une psychologue, puis s’inscrit à un projet pilote d’art-thérapie offert par la Fondation québécoise du cancer. Aller à la rencontre d’autres jeunes dans une situation analogue à la sienne aura été l’une des étapes les plus significatives de son parcours. «Je ressentais un besoin de compréhension. Quand mes proches me disaient qu’ils me comprenaient, je me disais “Non, ils ne comprennent pas”, même si, logiquement, je savais que je ne pouvais pas leur en vouloir. Toutefois, quand je suis allée à ma première séance d’art-thérapie, que j’ai dit que je me sentais seule dans mes émotions et qu’une personne a renchéri, je me suis sentie comprise pour vrai. Ça a été un grand pas vers l’acceptation de ma maladie», se souvient-elle.

Donner un sens à la vie

Depuis, Judith Lafaille s’est fixé comme mission de redonner au suivant afin qu’aucun autre jeune ne se sente comme elle s’est sentie lorsqu’elle a reçu son diagnostic. «Je veux qu’un jeune de 24 ans qui reçoit un diagnostic horrible puisse avoir espoir», déclare-t-elle. Son objectif premier était d’écrire un livre ou de mettre sur pied tout autre projet créatif qui permettrait de répondre à différentes questions avec une pointe d’humour, qu’elle a toujours chérie. «Je souhaitais montrer que la vie n’est pas si sérieuse, qu’on peut rire un peu de la maladie et de la situation, indique-t-elle. C’est aussi une certaine forme de contrôle, on ne se le cachera pas.»

Ainsi, dans les sept dernières années, elle a consacré une grande part de ses temps libres à la Fondation québécoise du cancer, a été ambassadrice pour la Fondation du Centre hospitalier de l’Université de Montréal, puis a collaboré avec Radio-Canada, et en compagnie de son amie Evelyne Morin-Uhl, à la création et à l’animation du balado La carte cancer, dont les cinq épisodes ont été diffusés en 2022. Elle est également patiente partenaire du programme de la Faculté de médecine de l’UdeM, grâce auquel elle rencontre des étudiants et étudiantes en sciences de la santé pour leur donner une perspective différente des soins apportés aux gens qui viennent vers eux. «Certains n'ont pas encore eu de réel contact avec des patients, alors échanger avec eux me permet de leur offrir ma vision et mon expérience en tant que patiente», souligne-t-elle.

C’est d’ailleurs par son engagement bénévole qu’elle décrochera l’emploi qu’elle occupe aujourd’hui. Après l’avoir sollicitée pour devenir ambassadrice des Rendez-vous Audace 2022, l’IRIC communique à nouveau avec elle, quelques mois plus tard, pour lui apprendre qu’un poste correspond à ses compétences dans les bureaux de l’Institut. «J’avais eu un gros coup de cœur pour l’équipe lors du tournage, mentionne-t-elle, et j’ai toujours voulu avoir un emploi qui aurait un sens à mes yeux, dans une organisation qui aurait une mission noble. Quoi de mieux qu’un institut de recherche qui fait en sorte que des centaines de chercheurs et chercheuses travaillent tous les jours à trouver un remède ou une thérapie pour vaincre le cancer? Disons que les étoiles se sont bien alignées.»

Si, à 24 ans, elle se voyait directrice des communications, elle avoue, du haut de ses 31 ans, que ses objectifs et ses valeurs ont changé. «Faire la vaisselle, être capable d’aller à l’épicerie, aller voir une amie… Les petites choses de la vie qu’on tient pour acquises deviennent vraiment plus importantes», observe-t-elle. Encore stupéfaite de pouvoir accomplir tout ce qu’elle fait et de travailler à plein temps en dépit d’une tumeur cérébrale, elle trouve son plaisir dans les bonheurs quotidiens. «Il n’y a rien de plus beau que de me lever le matin et de réaliser que je peux marcher, voir et respirer, confie-t-elle. J’ai beau le dire, mais il faut parfois le vivre, la vie ne tient vraiment qu’à un fil. Du jour au lendemain, en une seconde, tout peut changer et ça, il faut vraiment en prendre conscience.»

Judith Lafaille raconte son parcours dans le cadre de l'édition 2022 des Rendez-vous Audace de l'IRIC.

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