Quand le système auditif brouille la représentation corporelle et inversement

Cette figure illustre la déviation moyenne observée chez les participantes et participants et la déviation moyenne de leur orientation corporelle par rapport au son émis.

Cette figure illustre la déviation moyenne observée chez les participantes et participants et la déviation moyenne de leur orientation corporelle par rapport au son émis.

Crédit : Paromov D., et al, Body representation drives auditory spatial perception, iScience, Vol. 27 no 3, 15 mars 2024.

En 5 secondes

L’information traitée par le système auditif ne suffit pas à notre système de représentation corporelle d'avoir une bonne perception spatiale, selon une étude de Daniel Paromov, de l’UdeM.

Imaginez ce petit test: vous fermez les yeux et allongez les bras vers l’avant, tandis qu’une voix dans un haut-parleur immobile situé à deux mètres de vous prononce des phrases. Vous devez maintenant marcher sur place pendant 60 secondes et tenter de rester au même endroit en vous orientant au moyen de la voix qui continue de vous parler. 

Où serez-vous après 60 secondes, quand vous ouvrirez les yeux?  

Malgré vos efforts pour rester sur place, vous aurez bifurqué vers la droite en effectuant une courbe qui vous aura fait dévier de 26 degrés (en moyenne) par rapport à la position initiale du haut-parleur, qui était à 90 degrés de votre oreille droite. 

Les responsables de cette déviation sont votre fonction auditive et votre système de représentation corporelle, qui se perturbent mutuellement. 

C’est ce qu’a constaté Daniel Paromov dans ses travaux de doctorat réalisés sous la direction de François Champoux, de l’École d’orthophonie et d’audiologie de l’Université de Montréal, dont les résultats ont été publiés dans la revue iScience.

Perturber les sens pour mieux les comprendre

Daniel Paromov

Daniel Paromov

Crédit : Joëlle Simard-Lapointe

Le système auditif fait partie des différents sens qui permettent de se situer dans l’espace, en contribuant à la représentation corporelle. Et bien que différentes études aient démontré l’influence du système auditif sur la perception corporelle et l’activité liée au mouvement, l’influence de la représentation corporelle sur l’audition spatiale restait inexplorée. 

En somme, on sait que ce qu’on entend peut agir sur la façon dont on se sent et bouge, mais on ignore si la façon dont on se sent et bouge peut avoir un effet sur ce qu'on entend. 

C’est ce qu’a exploré Daniel Paromov en recrutant 20 personnes afin de leur faire vivre une expérience au cours de laquelle il a perturbé le traitement de l’information auditive.

Être «berné» par son système auditif

Pour commencer, on a placé le haut-parleur à l’une des trois positions testées (soit à 0, 45 et 90 degrés), à une distance de deux mètres, en guise de mesure étalon. À ce stade, tous les sujets ont bien identifié d’où venait la voix: ils déterminaient sa position avec assez de précision.  

Ensuite, on leur a demandé de marcher sur place les yeux fermés à raison de deux pas par seconde, pendant 60 secondes, en maintenant le même angle par rapport à l’orientation de la voix. Tous et toutes ont été soumis à la même expérience à trois reprises. 

Dans tous les cas, lorsque le haut-parleur était face à eux (0 degré), la moyenne de déviation était de 13 degrés. Une fois le haut-parleur placé à 45 degrés, les sujets avançaient et déviaient de 24 degrés, puis de 26 degrés lorsque le son provenait d’un angle de 90 degrés vers la droite.  

Leur rotation du corps, elle, atteignait 77 degrés.

Une interaction déséquilibrée

Sans l’entrée sensorielle de la vision, l’interaction entre le système auditif et celui de la sensorimotricité est déséquilibrée. De sorte que le changement d’orientation du corps entraîne des changements illusoires dans la localisation sonore. 

«Pour savoir où il se trouve dans l'espace, le cerveau rassemble de l’information des différents sens et, grâce à ce processus, il crée une perception cohérente et apparemment fluide du monde extérieur, explique Daniel Paromov. Habituellement, lorsque le cerveau combine des informations de nos cinq sens, elles proviennent d’évènements qui sont liés, mais quand ces informations ne correspondent pas tout à fait à ce qui se passe, cela peut causer des perceptions trompeuses.»

Il ajoute: «Il faut surtout retenir que, en créant une simple illusion dans la représentation du corps dans l’espace, on vient perturber la perception auditive. Nous avons ainsi pu observer un effet réciproque entre le système auditif et la représentation corporelle: ils s’influencent mutuellement, ce qui nous était inconnu.»  

Selon le directeur de l’étude, François Champoux, ces données reconfigurent la façon de concevoir la perception auditive spatiale.  

«Les lois de la psychoacoustique ne tiennent plus lorsqu’on les met en relation avec les autres sens, souligne le professeur. Nos données montrent entre autres que des variables sensorielles non auditives sont nécessaires à la localisation auditive et, sans ces variables, la localisation auditive semble simplement impossible. La plupart des notions que nous avons à propos du système auditif sont prises isolément et il est grand temps que nous commencions à explorer comment le système auditif interagit avec les autres sens si nous voulons vraiment comprendre certaines problématiques liées à la perception.»

Une illusion forte aux conséquences potentiellement concrètes

Selon François Champoux, l’illusion auditive créée par Daniel Paromov est la plus forte observée à ce jour dans une tâche de localisation. 

«Il faut comprendre qu’on est normalement très précis pour localiser un son dans l’espace, donc une déviation de 26 degrés, c’est énorme! s’exclame-t-il. Ce qui est frappant dans cette illusion, c’est la simplicité de la tâche et l’énormité du résultat: tout le monde peut constater ce qu’on révèle de manière assez catégorique.» 

Si ce projet de recherche fondamentale a permis de démontrer cet effet de réciprocité, différentes applications pourraient en découler, selon Daniel Paromov. 

«Nos résultats nous permettent d’entrevoir la possibilité de mieux comprendre certains effets attribuables aux sens, dont le mal des transports, ou la façon dont le cerveau réagit dans l’espace lorsqu’il est soumis à l’illusion que crée la réalité virtuelle», conclut le doctorant.

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