Gilles Brassard souhaite nous protéger

Gilles Brassard

Gilles Brassard

Crédit : Hatim Kaghat

En 5 secondes

Pionnier de la théorie de l’information quantique, Gilles Brassard, professeur à l’UdeM, évoque les menaces de l’ordinateur quantique et l’utilité de la cryptographie quantique pour les contrer.

«Un mathématicien raté et un physicien amateur», voilà comment Gilles Brassard, l’un des plus grands informaticiens du monde, se décrit. À l’approche de ses 70 ans, ce professeur de l’Université de Montréal joue aussi un peu les Cassandre, alertant la communauté internationale sur les dangers présents et futurs associés à l’émergence de l’ordinateur quantique.

Le passé? Pour lui, c’est de l’histoire ancienne, à l’exception de son amour indéfectible pour la science.

Gilles Brassard est né à Ahuntsic, dans le nord de Montréal. Il est le plus jeune d’une fratrie formée de quatre garçons et d’une fille. Leur père était comptable et leur mère professeure de yoga. La famille vivait en face de ce qui était alors le bois Saint-Hubert, une forêt aujourd’hui remplacée par le Collège Ahuntsic.

Tous les garçons avaient la fibre scientifique, Gilles y compris, et chacun a fait carrière dans ce domaine: l’un est devenu physicien, un autre mathématicien et deux sont devenus informaticiens. «J’ai toujours voulu être un savant, d’aussi loin que je me souvienne, car c’est ainsi que j’appelais les scientifiques dans ma tendre enfance, se rappelle le professeur. En réalité, ce que je voulais vraiment, c’était devenir astronaute. Peut-être que j’aurais dû!»

Blague à part, Gilles Brassard s’est donné une mission: informer le monde sur les dangers croissants que pose l’ordinateur quantique – au développement duquel il travaille depuis des décennies – et sur la façon dont celui-ci pourrait compromettre la sécurité des communications tant sur Internet qu’en général. Cette menace, affirme-t-il, peut être atténuée grâce à la cryptographie quantique, un domaine qu’il a lui-même contribué à fonder dès la fin des années 1970, peu après avoir obtenu son doctorat en informatique théorique à l’Université Cornell, aux États-Unis.

Un «oracle» est né

À l’époque, la cryptographie académique en était à ses balbutiements. Dans sa thèse de doctorat, il démontrait l’existence théorique d’un «oracle», soit une construction mathématique qui garantirait la sécurité de la cryptographie à clé publique – alors la plus récente avancée en cryptographie –, mais il s’agissait d’une propriété purement théorique, car impossible à implanter en pratique. C’est au cours d’une conférence internationale à Porto Rico où il présentait ses découvertes qu’il fit la rencontre de Charles H. Bennett, physicien au centre de recherche d’IBM, dans le nord de l’État de New York.

Ensemble, ils ont élaboré le protocole maintenant appelé BB84, qui permet de transmettre des informations de manière sécurisée grâce aux principes de la théorie quantique. À ce moment-là, c’était une innovation révolutionnaire. «Sans cette alliance entre la physique et l’informatique, la cryptographie quantique n’aurait jamais vu le jour, dit Gilles Brassard. En combinant nos domaines de connaissance respectifs, Charles et moi avons créé un tout nouveau champ de recherche.»

Jusqu’alors, la cryptographie reposait sur des hypothèses non démontrées quant à la complexité calculatoire de certains problèmes mathématiques. «Et malheureusement, la cryptographie actuelle repose encore sur ces hypothèses non fondées», regrette-t-il.

Depuis le milieu du 20e siècle, on sait que, pour chiffrer un message avec une sécurité absolue – c’est-à-dire sans qu’on puisse en extraire la moindre information si on l’intercepte –, les parties doivent partager une clé secrète aussi longue que le message lui-même. Il s’agit d’une suite de chiffres ou de lettres.

Mais cette exigence classique est remise en cause lorsqu’on prend en compte la théorie quantique. Le protocole BB84 de Charles H. Bennett et Gilles Brassard en fait la démonstration.

Grâce à ce protocole, la confidentialité est garantie sans le recours à une telle clé au préalable: «Ce qui est quantique, c’est la méthode utilisée pour obtenir la clé, précise-t-il. Résultat: le message transmis est indéchiffrable pour un intrus. En théorie, il est inviolable – aujourd’hui et pour toujours –, même au moyen d’un ordinateur quantique pleinement opérationnel.»

Or, ces ordinateurs quantiques n’existent pas encore. Mais leur simple possibilité représente une menace bien réelle.

En 1994, le mathématicien américain Peter Shor a démontré que les ordinateurs quantiques pourraient mettre à mal toute l’infrastructure cryptographique sur laquelle repose la sécurité d’Internet. «À l’époque, cela semblait être une menace lointaine, mais aujourd’hui, personne ne peut nier que les ordinateurs quantiques seront bientôt suffisamment puissants pour exécuter l’algorithme de Shor, avertit le chercheur. Dans un futur proche, les pirates informatiques pourront contourner le chiffrement et mettre à nu tous les secrets du monde, qu’il s’agisse de défense nationale, de banques ou de médecine.»

Le plus alarmant? Tout ce qui a circulé sur Internet depuis l’aube du Web est potentiellement vulnérable.

Moissonner aujourd’hui, déchiffrer plus tard

«Toute communication confidentielle envoyée sur Internet pourrait avoir été interceptée et stockée par des malfaiteurs, incapables alors de la déchiffrer, souligne Gilles Brassard. Mais dès qu’ils auront accès à un ordinateur quantique, ils pourront récupérer ces informations chiffrées et les décrypter rétroactivement. C’est ce qu’on appelle le paradigme “moissonner aujourd’hui, déchiffrer plus tard”.»

Et c’est là, ajoute-t-il, le danger suprême: si ces données venaient à être déchiffrées, la confidentialité serait anéantie. «Absolument rien ne peut empêcher cela. Toutes les informations chiffrées qui restent pour l’instant indéchiffrables – on peut l’espérer – sont déjà entre les mains de l’adversaire. Le passé est perdu. Nous ne pouvons qu’espérer sauver l’avenir en nous appuyant sur diverses techniques cryptographiques», dit-il.

La plus essentielle d’entre elles: la cryptographie quantique.

«Elle, et elle seule, est sécurisée contre une puissance de calcul illimitée et une technologie contrainte uniquement par les lois connues de la physique», affirme Gilles Brassard. Et bien que son développement ne soit pas encore achevé, la communication chiffrée reposant sur des principes quantiques est aujourd’hui une réalité qui dépasse largement le cadre des simples expériences de laboratoire. «Ce n’est pas de la science-fiction, c’est une composante de la révolution quantique qui est déjà en marche», poursuit-il.

Mais la technologie sera-t-elle développée et adoptée assez rapidement pour devancer l’essor de l’ordinateur quantique?

Partout dans le monde, les investissements se comptent en milliards de dollars, notamment en Chine, où un réseau cryptographique quantique s’étend aujourd’hui sur plus de 10 000 kilomètres. De son côté, Google a récemment dévoilé un processeur quantique capable d’exécuter en moins de cinq minutes un calcul qui prendrait 10 septillions d’années au plus puissant des superordinateurs actuels.

«Un jour, même un petit ordinateur quantique – de 1000 qubits – pourra effectuer un calcul qu’un ordinateur classique ne pourrait terminer avant la fin des temps, prévient-il. Nous n’y sommes pas encore, mais ce jour viendra.»

Prudence en 2025

Aujourd’hui, Gilles Brassard ne cesse de mettre en garde tous ceux qui veulent bien l’entendre, au Québec comme à l’étranger, particulièrement en cette année 2025, que l’UNESCO a proclamée Année internationale des sciences et technologies quantiques.

Parmi ses récentes activités de sensibilisation:

  • En Belgique, au début du mois de décembre, il a donné une conférence de trois heures à l’occasion de la troisième édition de Cyberwal in Galaxia, un évènement tenu à l’Euro Space Centre à Transinne. Cette formation s’inscrit dans les efforts de la Wallonie pour renforcer la cybersécurité des entreprises, institutions et organisations de la société civile.
  • Le 7 février, accompagné de Valérie Amiraux, vice-rectrice aux partenariats communautaires et internationaux de l’UdeM, il retournera en Belgique pour inaugurer un laboratoire portant son nom dans le nouveau Centre de cybersécurité Idelux à Transinne, orné de son image en format pop art géant (elle se trouve juste en face de celles d’Albert Einstein et de Niels Bohr). «J’ai hâte de le voir!» s’exclame-t-il.
  • Le 13 février, en France, il sera au sommet Paris-Saclay «Choose Science», où il prendra part à une discussion publique avec Alain Aspect, physicien français et lauréat du prix Nobel de physique en 2022. Le sujet du débat: «Dualité onde/corpuscule, intrication, téléportation: quand la théorie quantique s’oppose au sens commun.»

La cryptographie n’est pas le seul domaine d’expertise de Gilles Brassard. Il est aussi l’un des inventeurs de la téléportation quantique, ayant contribué à en poser les bases dès 1992 avec son compatriote québécois Claude Crépeau, aujourd’hui professeur d’informatique à l’École de technologie supérieure. Aux côtés de trois autres chercheurs, ils ont démontré qu’il est possible de transférer l’information quantique contenue dans des particules subatomiques – telles que des photons ou électrons – d’un bout à l’autre de la galaxie sans que ces particules se déplacent physiquement.

Ce phénomène repose sur la théorie quantique, selon laquelle une particule peut exister dans plusieurs états simultanément et deux particules séparées par une distance arbitraire semblent réagir instantanément à la stimulation d’une seule d’entre elles. «Mais ce n’est qu’une illusion», précise-t-il. Pour l’instant, malgré des démonstrations impressionnantes, la téléportation quantique reste au stade expérimental, «mais un jour, elle alimentera l’Internet quantique», prédit-il.

  • Un portrait pop art de deux mètres et demi de haut de Gilles Brassard recouvre un mur du nouveau laboratoire portant le nom de Brassard à l'Euro Space Centre de Transinne, en Belgique. À côté du portrait, Brassard s'adresse à Niels Bohr, le physicien danois lauréat du prix Nobel qui, dans les années 1920, a été le pionnier de la théorie quantique. Le portrait a été réalisé par le cabinet d'architectes belge LIGNES à partir d'une photo prise par Hatim Kaghat.

    Un portrait pop art de deux mètres et demi de haut de Gilles Brassard recouvre un mur du nouveau laboratoire portant son nom au Centre de cybersécurité Idelux, à Transinne, en Belgique. Le chercheur s'adresse à Niels Bohr, physicien danois lauréat du prix Nobel qui, dans les années 1920, a été le pionnier de la théorie quantique. Le portrait a été réalisé par le cabinet d'architectes belge Lignes à partir d'une photo prise par Hatim Kaghat.

    Crédit : LIGNES
  • Un portrait pop art de deux mètres et demi de haut de Gilles Brassard recouvre un mur du nouveau laboratoire portant le nom de Brassard à l'Euro Space Centre de Transinne, en Belgique. À côté du portrait, Brassard s'adresse à Niels Bohr, le physicien danois lauréat du prix Nobel qui, dans les années 1920, a été le pionnier de la théorie quantique. Le portrait a été réalisé par le cabinet d'architectes belge LIGNES à partir d'une photo prise par Hatim Kaghat.

    Crédit : LIGNES

Peu de secrets à cacher

Dans son quotidien, pour quelqu’un d’aussi préoccupé par les questions de confidentialité et de sécurité, Gilles Brassard affirme avoir peu de secrets personnels: «Je considère que lutter contre Big Brother est le combat le plus important que je puisse mener. Néanmoins, en ce qui me concerne, et en dépit des précautions que je prends en matière de vie privée, je suis plutôt le proverbial “cordonnier mal chaussé”. Il faudrait peut-être que j’applique mes propres principes!»

Avec ses étudiants et étudiantes également, il cultive une transparence totale, donnant ses cours dans un style accessible et chaleureux. En décembre dernier, par exemple, il a envoyé une vidéo d’invitation en prévision de sa conférence en Belgique, s’adressant ainsi à son auditoire: «J’aurai le plaisir de venir à Galaxia afin de vous raconter de belles histoires sur l’art et la science. […] Le fait que nous vivions dans un monde quantique est-il à l’avantage des faiseurs de code ou des briseurs de code? Bonne question! À bientôt pour la réponse.»

Son apparence aussi reflète sa simplicité. Gilles Brassard ne se soucie pas des conventions: il porte des lunettes en acier à demi-monture, ne rentre que rarement sa chemise dans son pantalon, ne met ni veste ni cravate et garde longs ses cheveux gris, parfois attachés en queue de cheval, à la manière d’un vieux hippie ou d’un moine sympathique. Le message est clair: ce que vous voyez est ce qu’il est. Et derrière cette apparence, c’est un profond idéal démocratique qui se dessine.

«La science est pour tout le monde», insiste celui qui a fait ses premiers pas à l’Université de Montréal en 1968, à seulement 13 ans, avant d’y passer les 57 années suivantes, dont 46 comme professeur. «J’ai gravi tous les échelons, de professeur adjoint à titulaire, sourit-il. Il ne me reste plus qu’à prendre ma retraite et, je peux l’espérer, devenir professeur émérite!»

«Nous devrions tous faire de la recherche dans des domaines qui nous passionnent, sans craindre l’échec, conclut Gilles Brassard. Au début, vos idées peuvent sembler farfelues – et peut-être qu’elles le sont! –, mais elles pourraient également être le point de départ d’une grande découverte. Souvenez-vous de cette phrase d’Einstein: “L’imagination est plus importante que la connaissance.” Et là-dessus, je suis entièrement d’accord.»

Une vie de prix et de distinctions

Au fil des ans, Gilles Brassard a reçu de nombreuses distinctions scientifiques.

En 2023, aux côtés de David Deutsch et Peter Shor, il a remporté avec Charles H. Bennett le prix Breakthrough en physique fondamentale, la récompense scientifique la plus lucrative qui soit. En 2018, le duo avait également reçu le prix Wolf en physique, considéré comme le plus renommé après le Nobel. Dans le domaine des communications quantiques, il s’est vu décerner le Micius Quantum Prize en Chine.

Il a été lauréat du prix Frontières de la connaissance de la Fondation BBVA, un prix partagé avec Charles H. Bennett et Peter Shor, et en 2021 il est devenu membre international de l’Académie nationale des sciences des États-Unis, le premier professeur de l’UdeM à être admis dans cette organisation de prestige.

Au Canada, il a reçu le prix Killam en sciences naturelles, la Médaille d’or Gerhard-Herzberg du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada ainsi qu’au Québec le prix Marie-Victorin et le prix Acfas Urgel-Archambault.

Fait officier de l’Ordre du Canada et de l’Ordre national du Québec, Gilles Brassard est devenu en 2013 l’un des rares Québécois francophones – et le deuxième professeur de l’UdeM après le chercheur en médecine Michel Chrétien – à être élu fellow de la Royal Society de Londres, rejoignant ainsi les rangs de figures scientifiques emblématiques comme Isaac Newton et Charles Darwin.

«Je considère encore aujourd’hui que signer le Charter Book de la Royal Society, en sachant quels grands noms l’avaient fait avant moi, a été le moment le plus émouvant de ma carrière», confie-t-il.

Pour l’instant, la récompense la plus connue et la plus prestigieuse au monde – le prix Nobel – lui a échappé. «Après le Wolf et le Breakthrough, je ne peux qu’espérer un appel de Stockholm, qui serait une merveilleuse surprise, admet-il. Mais encore mieux serait de recevoir le prix Turing. Après tout, je suis informaticien!»

Pour plus d’articles sur Gilles Brassard, rendez-vous sur UdeMNouvelles.

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