Temps suspendu, volé ou retrouvé: comment les jeunes adultes ont vécu la pandémie
- UdeMNouvelles
Le 11 mars 2025
- Virginie Soffer
Comment les jeunes ont-ils traversé la pandémie? Une étude en sociologie révèle trois profils distincts: des trajectoires brisées, une pause propice à la réinvention ou une suspension des projets.
«J'ai l'impression d'avoir vieilli d'un coup, je ne sais pas où est passée la vie», déclare, durant la pandémie, un étudiant en communication de 21 ans de Montréal, resté à la maison avec sa compagne. Pour lui comme pour de nombreux jeunes adultes, la pandémie a provoqué un basculement soudain vers une temporalité nouvelle transformant leurs trajectoires de vie et leurs aspirations futures.
Afin de comprendre comment la crise sanitaire a influé sur le rapport au temps et à l’avenir chez les jeunes, une étude a été réalisée par le biais d’entretiens approfondis avec 48 adultes âgés de 18 à 30 ans de Montréal, Québec, Saint-Anne-des-Monts et Toronto.
À travers ces entretiens, Cécile Van de Velde, professeure au Département de sociologie de l’Université de Montréal, et ses étudiantes Caroline Hardy, Stéphanie Boudreault, Julie Richard et Krystal Tennessee ont mis en lumière trois profils distincts, chaque personne vivant la pandémie de manière différente selon ses ressources personnelles, sociales et économiques. Les trois grands types d’expériences vécues par ces jeunes adultes sont qualifiés de «chute», de «répit» et de «parenthèse».
Le «temps volé», les jeunes face à l’effondrement de leurs perspectives
Dans le premier type de récit, la pandémie a été vécue comme une «chute» destructrice. Elle a provoqué des pertes multiples – emploi, liens sociaux, stabilité financière – touchant jusqu’aux besoins fondamentaux et à la capacité d’envisager l’avenir. Ces récits sont particulièrement fréquents chez les personnes aux conditions de vie précaires, comme les migrants, les nouveaux étudiants ou les jeunes défavorisés, privés de soutien familial ou d’aides comme la prestation canadienne d’urgence (PCU). Leurs projets, soudainement menacés, les ont laissés dans une situation très difficile, marquée par un sentiment de perte de contrôle. Ces répercussions, plus prononcées chez les jeunes en transition vers l’âge adulte, révèlent leur vulnérabilité face à une crise systémique.
Un jeune immigré montréalais témoigne de cette descente incontrôlée: après avoir perdu son emploi de livreur et ses papiers et avoir vu sa santé se détériorer, il se retrouve sans ressources et isolé. «Pas de travail, pas de revenus… je commence à paniquer», explique-t-il, décrivant la pandémie comme une «catastrophe» dans sa vie. Il ajoute: «Et maintenant, je suis coincé dans mon appartement, je suis coincé dans ce pays, je suis coincé dans mon travail, je suis coincé à tous les niveaux.» D’autres récits similaires montrent des pertes cumulatives sur les plans professionnel, familial et social, aggravées par un manque de soutien et l’impossibilité de rebondir. Une étudiante en travail social évoque un «déraillement» majeur après avoir perdu son emploi, ses perspectives de stage et ses appuis familiaux.
Cette «chute» s’accompagne d’un désespoir profond, amplifié par l’isolement et l’absence de ressources. Incapables de se projeter dans l’avenir, certains jeunes rapportent vivre des troubles de santé mentale et un sentiment d’abandon, alimentant leur colère envers des institutions perçues comme indifférentes. «Tout l’investissement que j’avais fait pour construire ma nouvelle vie s’est effondré», résume une personne en situation d’immigration. Pour ces jeunes, la pandémie a volé plus qu’un temps précieux: elle a cristallisé leurs fragilités, les enfermant dans un présent oppressant.
Le «temps récupéré»: une occasion de réinvention
Pour une deuxième catégorie de jeunes, la pandémie a été une occasion de réévaluer leurs choix de vie. Ces jeunes, souvent étudiants ou employés précaires à Montréal ou à Toronto, étaient dans une situation initiale semblable à celle des premiers, qui se voyaient dépossédés de leur temps. Mais la différence réside dans le soutien dont ils ont bénéficié – de la famille ou du gouvernement avec la PCU – et qui leur a permis de transformer cette pause forcée en un moment propice à la réflexion et à la réinvention. Ils ont ainsi remis en question des parcours dictés par des pressions sociales ou économiques. Comme le signale Cécile Van de Velde: «Il y a eu l'idée d'un temps où l’on pouvait se réapproprier sa vie, où l’on avait enfin le droit de rechoisir. Avec une sécurité financière et existentielle mise en place, le discours s’inversait complètement: il s’agissait du droit à bifurquer, à réfléchir à qui l’on est et à ce qu’on veut. Par exemple, certains ont abandonné des études qu’ils trouvaient trop dures ou pas assez liées à leurs passions pour s’orienter vers des choix plus personnels. Ce temps de réflexion leur a permis de retrouver un sens, là où d’autres l’avaient perdu.»
La pandémie a ainsi offert à ces jeunes une «pause méritée» pour se recentrer et donner un nouveau sens à leur vie. Une femme de 27 ans, soutenue par la PCU, décrit cette période comme une bénédiction qui lui a permis de sortir du rythme aliénant de ses emplois précaires. «C'est comme si je pouvais avoir une réinitialisation, un redémarrage», dit-elle. Un étudiant en informatique de 20 ans y a vu une «lune de miel avec lui-même», tandis qu’un autre, vivant chez ses parents, a réorienté ses trajectoires imposées pour suivre ses passions. Ainsi, malgré les difficultés liées à l’isolement ou au confinement, ces jeunes ont pu retrouver un sentiment de contrôle sur leur vie, transformant une période d’incertitude en un tournant positif.
Certains jeunes ont repris confiance dans les institutions et ont de nouveau ressenti un sentiment de solidarité, nourris par l’expérience partagée de la crise. Ceux ayant reçu une aide financière, comme à Toronto, y ont vu une preuve qu’un changement est possible. «Ces jeunes redécouvraient l’interdépendance et parlaient d’une repolitisation, mais cette fois positive», indique Cécile Van de Velde.
Le «temps suspendu»: l’attente d’un retour à la normalité
Pour un troisième groupe, composé de jeunes adultes plus âgés et installés, la pandémie a été vécue comme une parenthèse, une suspension temporaire de leurs projets de vie. Étudiants avancés ou salariés stables, ils ont généralement conservé leur trajectoire sans remise en question profonde de leurs choix. Bien que la période ait engendré des désagréments quotidiens – isolement, télétravail ou limitation des loisirs –, leur avenir n’a jamais été perçu comme menacé. «Frustration de ne pas pouvoir faire ce que vous faites habituellement», résume un jeune cadre de 28 ans, exprimant une adaptation nécessaire plutôt qu’une rupture.
Ces jeunes ont mis en œuvre des stratégies proactives pour surmonter l'ennui et le risque d’épuisement moral. Certains se sont tournés vers le sport pour maintenir un équilibre mental. Leur discours reflète une résilience face à l’isolement, souvent adoucie par le soutien de proches ou de partenaires. Ils relativisaient leur expérience en se considérant comme chanceux comparativement à d'autres profils plus précaires. «Ce qui m’a frappée, c’est que ces jeunes, bien qu’ayant eux aussi besoin d’aide, avaient paradoxalement un meilleur accès aux ressources en santé mentale que les premiers profils en grande détresse», observe la sociologue.
Repenser les politiques publiques
Cécile Van de Velde insiste sur l’urgence de réformer les politiques publiques afin non seulement qu’elles répondent aux besoins immédiats des jeunes adultes en indiquant les ressources disponibles, mais qu’elles leur permettent de se projeter dans l’avenir. «Il faut avoir des politiques qui permettent de sécuriser les perspectives des jeunes en cas de crise. Cela pour éviter que des jeunes chutent», mentionne-t-elle.
Ce constat est renforcé par les effets persistants de la pandémie sur la santé mentale des jeunes. La chercheuse souligne: «On voit que la situation s’est améliorée depuis la pandémie, mais la proportion de troubles de santé mentale n’est pas encore revenue à celle d’avant. Il y a une cicatrice, particulièrement marquée chez les jeunes femmes.»
Devant ces constats, elle invoque une approche préventive et globale des politiques publiques. Cela inclut des «filets de sécurité existentiels et financiers» permettant aux jeunes adultes de se sentir protégés face aux aléas et ainsi d’envisager leur avenir avec confiance.
À propos de cette étude
L'article «Youth, Interrupted? Young Adults, Time and the Future During the Covid-19 Pandemic», par Cécile Van de Velde et ses collègues, a été publié dans Sociological Research Online.