Quand les lacs absorbent les cicatrices des feux de forêt
- UdeMNouvelles
Le 25 avril 2025
- Martin LaSalle
Les travaux de recherche de Mathilde Bélair révèlent l'effet méconnu des incendies forestiers sur le cycle du carbone dans les lacs.
La fumée s'est dissipée depuis longtemps, les flammes sont éteintes, mais l'empreinte des feux de forêt persiste silencieusement sous la surface des lacs. C'est ce que révèle une étude menée par Mathilde Bélair, du Département de sciences biologiques de l'Université de Montréal, dont les résultats sont publiés dans la revue Communications Earth & Environment.
Alors que le Canada a connu en 2023 une saison historique d’incendies de forêt, qui ont émis une part considérable des 2170 mégatonnes de dioxyde de carbone (CO2) attribuées à de tels feux dans le monde cette année-là, les travaux de maîtrise de Mathilde Bélair – effectués sous la direction du professeur Jean-François Lapierre – apportent un éclairage nouveau sur un aspect négligé du bilan carbone: le transfert du CO2 terrestre vers les écosystèmes aquatiques après un incendie.
Combler une lacune scientifique
«Toutes les estimations d'émissions de gaz à effet de serre réalisées jusqu'ici relativement aux conséquences des feux de forêt ne prennent pas en compte l’absorption du CO2 par les lacs, la façon dont ils l’absorbent, le transforment et le relâchent par la suite», explique celle qui poursuit maintenant des études doctorales.
De fait, dans la littérature scientifique qu’elle a répertoriée, aucun consensus n'existait sur cette question avant ses travaux: certaines études laissaient entendre que les lacs altérés par les incendies de forêt absorbaient davantage de carbone organique dissous, d'autres concluaient le contraire et certaines encore n'observaient aucun effet significatif.
Pour trancher la question, la chercheuse a entrepris la première étude comparative sur trois régions distinctes touchées par des feux de forêt: le Minnesota, le Saguenay–Lac-Saint-Jean et la Côte-Nord.
Comme il est impossible de prédire où se produiront les prochains feux, elle a échantillonné l’eau de 54 lacs, soit 34 perturbés par des incendies récents et 20 lacs témoins.
«Nous avons misé sur une approche comparative à partir de plusieurs échantillons d'eau en examinant notamment la couleur de l'eau et la quantité de CO₂», mentionne-t-elle.
Les prélèvements ont été effectués entre huit mois et trois ans après les incendies, ce qui a permis d'observer la persistance à moyen terme des effets des feux sur les écosystèmes lacustres.
Du carbone organique dissous en plus grande quantité
L’analyse des échantillons indique que les lacs perturbés par les feux de forêt contiennent davantage de carbone total, avec des variations régionales.
«Nous avons découvert qu'il y a plus de carbone total dans les lacs perturbés par les feux de forêt et qu'il y a aussi plus de carbone organique dissous», résume Mathilde Bélair.
Au Minnesota, les concentrations de carbone organique dissous étaient jusqu'à deux fois (100 %) plus élevées dans les lacs touchés par les feux que dans les lacs non altérés, tandis que, dans la région de la Côte-Nord, les lacs des bassins versants brûlés montraient 17 % plus de carbone organique dissous dans la composition du carbone total et 5 % moins de carbone inorganique dissous.
Les lacs du Saguenay–Lac-Saint-Jean, quant à eux, présentaient des concentrations de méthane cinq fois plus élevées et trois fois plus de carbone organique particulaire.
«Le carbone organique dissous est celui qui a le plus d’effets négatifs sur la qualité de l'eau, car sa présence réduit la quantité de lumière du soleil qui pénètre dans le lac, ce qui diminue la photosynthèse et, conséquemment, la production d'oxygène», précise Mathilde Bélair.
Elle ajoute que les lacs qui ont une forte concentration de carbone organique dissous ont une eau plus trouble et plus brune, «ce qui témoigne d'une transformation profonde de l'écosystème, car la modification de la température et de la disponibilité de l’oxygène dans le lac à long terme pourrait nuire gravement à la vie aquatique».
Par ailleurs, elle a pu déterminer que la présence du carbone organique dissous dans les lacs persistait jusqu'à trois ans après les incendies, puisque le temps de renouvellement du carbone organique dissous varie de quelques mois à plusieurs années, contrairement au CO₂ et au méthane, qui s'échappent rapidement vers l'atmosphère.
Plusieurs facteurs en cause
Selon Mathilde Bélair, ces résultats découlent de plusieurs facteurs. «Les débris organiques d’un arbre qui a brûlé provoquent une accumulation de charbon et de matière organique disponible prête à ruisseler vers le lac, surtout après une pluie ou à la fonte des neiges», explique-t-elle.
Le feu modifie également la chimie du sol. «L'eau s'infiltre moins dans le sol en raison des cendres qui retiennent l'eau au-dessus du sol, continue la chercheuse. Les résidus dissous percolent davantage dans le lac et ils sont alors transformés en CO₂.»
L'étude révèle également l'influence déterminante des zones humides: plus il y a de milieux humides dans l'environnement où a lieu un incendie de forêt, plus le lac absorbe de CO2.
Les dépôts de cendres modifient le pH des sols, augmentant la solubilité du carbone organique dissous. Les voies d'écoulement des eaux sont altérées, favorisant un écoulement à travers les couches superficielles riches en carbone, tandis que l'hydrophobie accrue des sols contribue à ce phénomène.
Un défi pour les bilans carbone nationaux
Face à l'augmentation prévue de la fréquence des feux de forêt dans les années à venir, la question du devenir de ce carbone déplacé devient cruciale pour établir des bilans carbone précis.
Deux scénarios s'affrontent: soit ce carbone organique est minéralisé en CO₂ par des processus biologiques ou photochimiques, ce qui renforce alors la rétroaction positive des incendies de forêt sur les changements climatiques, soit il se dépose dans les sédiments lacustres, échappant à l'évacuation vers l'atmosphère.
«L'empreinte de la forêt qui a brûlé est probablement plus importante que ce qu'on pensait», conclut Mathilde Bélair, qui poursuivra ces recherches au doctorat pour déterminer si les feux de forêt provoquent un déplacement du carbone d'un puits terrestre vers un autre puits stable ou une perte nette supplémentaire vers l'atmosphère.
Cette étude collaborative, menée avec des collègues de l’Université du Minnesota et de l’Université d'État du Michigan, apporte ainsi une pièce essentielle au puzzle complexe du cycle du carbone en contexte de changements climatiques, rappelant que les écosystèmes terrestres et aquatiques sont intimement liés face aux perturbations environnementales.
À propos de cette étude
L’article «Wildfires mediate carbon transfer from land to lakes across boreal and temperate regions», par Mathilde Bélair et Jean-François Lapierre, en collaboration avec leurs collègues de l'Université d'État du Michigan et de l'Université du Minnesota, a été publié dans la revue Communications Earth & Environment.