Le dégriffage cause douleurs chroniques, hypersensibilité et lésions nerveuses durables

En 5 secondes Une étude du Groupe de recherche en pharmacologie animale du Québec de l’Université de Montréal menée sur des chats dégriffés démontre les séquelles irréversibles à long terme de cette chirurgie.

Retirer les griffes d’un chat: pour beaucoup en Amérique du Nord, cela est encore considéré comme un geste banal pour protéger un canapé, un tapis ou éviter quelques coups de griffes. En réalité, le «dégriffage» cache un terme médical bien plus brutal: la phalangectomie, soit l’amputation de la dernière phalange de chaque doigt. «On ne coupe pas seulement des griffes, on mutile un animal», s’indigne le professeur Eric Troncy, du Groupe de recherche en pharmacologie animale du Québec (GREPAQ) de l’Université de Montréal. 

Si cette pratique est interdite au Québec depuis 2024, elle demeure légale dans plusieurs provinces canadiennes et dans la grande majorité des États américains. Faute de données scientifiques solides, même l’American Veterinary Medical Association (AVMA) a refusé de la condamner clairement. «Cette intervention est encore pratiquée sur environ un quart des chats nord-américains, dit le professeur de la Faculté de médecine vétérinaire de l’UdeM. Jusqu’à récemment, l’AVMA ne s’appuyait que sur trois rapports anecdotiques à long terme et ne détenait aucune preuve scientifique sérieuse permettant d'attester la douleur résultant de cette chirurgie.» 

Il était en effet très complexe de dissocier la douleur chronique provoquée par le dégriffage des autres causes de douleur, notamment l’arthrose, qui touche l’écrasante majorité des chats âgés. Grâce à une colonie unique de chats arthrosiques suivis au GREPAQ – dont un quart sont dégriffés –, une équipe de recherche a enfin pu isoler, par des mesures cliniques objectives, les conséquences propres au dégriffage. Et sa conclusion est claire: douleurs chroniques, hypersensibilité marquée, atteintes nerveuses irréversibles et troubles de la mobilité, particulièrement chez les animaux plus lourds. 

Une étude menée sur près de 200 chats

Pour cette étude, les étudiants en médecine vétérinaire Mathieu LaChance, Colombe Otis, Aliénor Delsart et Beatriz P. Monteiro ainsi que le statisticien Tristan Juette ont joué un rôle clé aux côtés de l’équipe de recherche. Ils ont examiné les données de huit études réalisées entre 2010 et 2023 sur 188 chats répartis en trois groupes: chats sains et non dégriffés, chats arthrosiques non dégriffés et chats arthrosiques dégriffés. Tous les animaux ont été sélectionnés après un examen complet afin d’éliminer d’autres maladies et de garantir la comparabilité des résultats. 

Chaque animal a été soumis à une batterie de tests, tous non invasifs: évaluation du seuil de la douleur mécanique, observation de la tolérance à la stimulation répétée, analyse objective de la démarche et mesures électrophysiologiques de la fonction nerveuse. 

Mesurer les douleurs neuropathiques

Pour quantifier les douleurs neuropathiques, les vétérinaires ont utilisé un esthésiomètre de von Frey. «On appuie sur le dessous de la patte avec un filament relié à un capteur et l’on mesure à quel moment le chat retire sa patte», indique Éric Troncy. L’équipe de recherche a alors constaté que le retrait des pattes des chats avait lieu beaucoup plus tôt chez les chats arthrosiques dégriffés: 

  • chez les chats sains, le retrait survenait en moyenne lorsque la pression atteignait 166 grammes; 
  • chez les chats arthrosiques non dégriffés, le seuil tombait à 130 grammes; 
  • chez les chats arthrosiques et dégriffés, il chutait encore et s’établissait à 101 grammes. 

Les chats dégriffés supportent donc des pressions beaucoup plus faibles, signe d’une sensibilité accrue et d’une douleur chronique. 

Quand la douleur s’emballe

Un autre test est venu confirmer cette hypersensibilité aux stimulus chez les chats dégriffés. «Notre corps est constamment exposé à toutes sortes de stimulations – lumière, odeurs, courants d’air… En temps normal, la moelle épinière agit comme un filtre: elle empêche ces signaux de saturer le cerveau. Mais lorsque ce filtrage est perturbé, les stimulations persistent et s’accumulent, ce qui surcharge la moelle épinière et amplifie les messages envoyés au cerveau. Ce dernier tente alors de les inhiber, mais cet effort constant épuise les personnes souffrant de douleurs chroniques et c’est la même chose qui se produit chez les chats», explique le chercheur. 

Pour évaluer ce phénomène, l’équipe a conçu un petit brassard qui se fixe autour d’une patte ou de la queue. Relié à un dispositif mécanique, il envoie de brèves stimulations, comparables à de petits jets d’air, qui viennent tapoter la peau du chat. 

Chez les animaux en bonne santé, ces stimulations répétées ne provoquent pratiquement aucune réaction. Mais chez les chats arthrosiques, le seuil de tolérance chute rapidement et il est encore plus limité chez les chats arthrosiques dégriffés. «Leur système nerveux n’a plus de réserve, plus de tampon. On voit très nettement qu’ils deviennent agacés, qu’ils cherchent à repousser le brassard. Dès ce moment-là, on stoppe le test», poursuit Éric Troncy.  

Les chats en bonne santé atteignent généralement le seuil de 30 stimulations sans être dérangés; ce nombre diminue chez les chats arthrosiques et les chats arthrosiques dégriffés ne supportent que 10-15 stimulations. Ce type de réaction correspond à une douleur neuropathique, caractérisée par un système nerveux qui, au lieu de filtrer les signaux, les amplifie de manière excessive. 

«Cela montre bien que tout leur système nerveux est surchargé, ce qui rend leur quotidien inconfortable», mentionne le chercheur. 

Une mobilité réduite

L’équipe de recherche a aussi analysé la façon dont les chats se déplacent. Elle a constaté que, chez les chats dégriffés, la capacité de leurs pattes à supporter le poids du corps est diminuée. Et plus l’animal est lourd, plus la différence est marquée. 

«La force exercée au sol dépend du poids, illustre le chercheur. Un chihuahua n’aura jamais la même masse à porter qu’un grand danois! C’est pareil pour les chats: leur poids peut varier de 1,5 à 10 kilos, ce qui change énormément la donne. En comparant les réponses de force selon la corpulence, nous avons remarqué que, chez les plus légers, les chats arthrosiques et les chats arthrosiques dégriffés se ressemblaient. Mais plus le poids augmentait, plus l’atteinte liée au dégriffage se révélait importante.» 

Autrement dit, les chats dégriffés qui pèsent plus lourd ont bien plus de mal à poser leurs pattes correctement et à conserver une démarche naturelle. 

Des nerfs irréversiblement abîmés

Des tests électrophysiologiques réalisés grâce à la Dre Aude Castel, vétérinaire spécialisée en neurologie à l'UdeM, ont également révélé que, chez les chats dégriffés, la conduction nerveuse était fortement altérée.  

Éric Troncy parle d’axonopathie, soit une dégénérescence des fibres nerveuses. «En plaçant des électrodes le long des nerfs, elle a mesuré leur activité. Les chats arthrosiques présentaient déjà des perturbations, mais elles étaient beaucoup plus marquées chez ceux qui étaient aussi dégriffés, raconte-t-il. Cela prouve que le nerf lui-même est atteint: l’axone, son cœur, n’est plus en bonne santé.» 

Pour le chercheur, les résultats ne laissent aucun doute: «Nous avons désormais des preuves scientifiques solides que le dégriffage entraîne des douleurs chroniques et des lésions nerveuses irréversibles», dit-il. Contrairement à d’autres amputations pratiquées pour sauver un animal malade ou accidenté, la phalangectomie ne comporte aucun avantage médical. «C’est une chirurgie de convenance qui réduit la qualité de vie des chats de manière permanente et qui est éthiquement inacceptable», conclut-il. 

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