La littérature pour changer le monde: lumière sur l’écriture au féminin

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  • Le 20 septembre 2019

  • Mathieu-Robert Sauvé
La thèse de Chloé Savoie-Bernard, consacrée à un corpus de 30 textes parus sous forme de livres et dans des périodiques, porte sur l’écriture au féminin au Québec entre 1970 et 1990.

La thèse de Chloé Savoie-Bernard, consacrée à un corpus de 30 textes parus sous forme de livres et dans des périodiques, porte sur l’écriture au féminin au Québec entre 1970 et 1990.

Crédit : Getty

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La doctorante Chloé Savoie-Bernard analyse la littérature féministe du Québec entre 1970 et 1990.

«Je m’appelle la Corriveau et je cherche mon histoire / je m’appelle la première sorcière brûlée en 1310 / je m’appelle du nom de chacune des femmes qui réinventent l’amour partout.»

Ces vers sont extraits de Cyprine (Éditions de l’Aurore, 1978), un recueil de l’écrivaine Denise Boucher. Publié la même année que Les fées ont soif, sa pièce qui a fait scandale au Théâtre du Nouveau Monde en 1978 en raison de sa charge contre le patriarcat, ce recueil est passé presque inaperçu en dehors des cercles féministes et gauchistes de la fin des années 70. «Pourtant, Denise Boucher est une figure majeure de ce courant féministe qu’on trouvait au Québec après la Révolution tranquille et qui s’exprimait de façon éclatée et singulière», signale Chloé Savoie-Bernard, doctorante au Département des littératures de langue française de l'Université de Montréal.

La jeune femme met la dernière main, cet automne, à sa thèse qui porte sur l’écriture au féminin au Québec entre 1970 et 1990. Elle s’est concentrée sur un corpus de 30 textes parus sous forme de livres et dans des périodiques, notamment dans la revue La Barre du jour (devenue La Nouvelle Barre du jour en 1977). En plus de Denise Boucher, les écrivaines dont les créations sont analysées par l’étudiante ont pour noms Carole Massé (auteure du roman Dieu, sorti en 1978), Marie-Claire Blais (qui, entre autres, a écrit la série Soifs), France Théorêt, Nicole Brossard…

Outre une pensée féministe affirmée, ces écrivaines ont pour point commun d’avoir voulu s’exprimer le plus librement possible en faisant parfois éclater les formes narratives. Certaines ont choisi le roman, d’autres la poésie ou l’essai; plusieurs sont passées d’un genre à l’autre… parfois dans le même ouvrage. «Je demeure fascinée par le fait que ces femmes-là ont cru profondément à la littérature pour changer le monde! Et même si je me suis penchée sur le dernier tiers du 20e siècle, je constate que cette foi existe encore aujourd’hui chez certaines écrivaines féministes», commente la doctorante.

Immense travail

Dans la note liminaire du numéro que La Barre du jour consacre en 1975 au thème «Femme et langage», Nicole Brossard écrit qu’«un travail immense est à faire sur la question de la relation de la femme québécoise à l’histoire (ce matriarcat de survivance), à notre fiction collective et à notre propension séculaire à fonctionner au niveau du mythe». Elle ajoute que c’est à la femme d’amorcer ce travail «dans le champ brouillé du pouvoir phallocratique […] Elle seule peut actuellement poser des questions aux textes d’une première société des mâles assumant leurs désirs, leur sujet, dans un érotisme condescendant quels qu’en soient les a priori “révolutionnaires”. Elle seule peut formuler pour elle d’abord, pour les autres ensuite, le sujet féminin et ce faisant faire éclater nos pratiques d’écriture».

Dans ce numéro qui réunit les textes des auteures France Théoret, Yolande Villemaire et Odette Gagnon, ce liminaire est, selon Chloé Savoie-Bernard, «une sorte de parole prophétique» qui met en place les bases de l’écriture au féminin. «En effet, le liminaire met en relief plusieurs des éléments qui nous intéresseront dans Cyprine et dans Dieu, soit la manière dont le sujet féminin se situe face à l’histoire. Cette déconstruction du récit patriarcal participe aussi à une déconstruction formelle, comme le souligne Brossard, qui doit être faite par les écrivaines elles-mêmes», écrit la jeune femme dans un texte à paraître.

Une enfant dans les livres

Chloé Savoie-Bernard

Crédit : Amélie Philibert

Comment devient-on chercheuse en littérature féministe québécoise? D’abord en cultivant un plaisir de lire, répond Chloé Savoie-Bernard. «Aussi loin que je me rappelle, j’aimais lire. Il y avait des livres à la maison et je les consultais avec plaisir, même quand je n’y comprenais rien.»

Par la suite, elle a été abonnée à des publications destinées aux jeunes lecteurs. En grandissant, elle a pris conscience du peu de place que l’histoire littéraire a accordé aux femmes qui écrivent. «J’ai aussi réalisé que l’étiquette féministe sert souvent, je crois, à faire en sorte qu’on réduise l’écriture de ces femmes, sans réfléchir, aux enjeux esthétiques de leurs œuvres.»

C’est tout naturellement, dit-elle, que son chemin s’est tracé vers le baccalauréat en lettres, puis vers la maîtrise et le doctorat en études littéraires. «Je suis un pur produit de l’Université de Montréal», indique-t-elle en riant. 

Après sa recherche de deuxième cycle, portant sur le journal intime de la poète Marie Uguay, elle a eu envie de creuser la question de l’écriture féministe avec le professeur Karim Larose. «J’ai décidé de faire cette thèse parce que je suis moi-même une écrivaine féministe et que je voulais inscrire ma pratique dans une histoire, en rémanence face aux écrivaines qui m’avaient précédée. C’était un devoir de mémoire, en quelque sorte», ajoute-t-elle.

En effet, Chloé Savoie-Bernard a produit pendant ses études universitaires une œuvre littéraire remarquée. En plus de deux recueils de poésie, Royaume Scotch Tape (L'Hexagone, 2015) et Fastes (Triptyque, 2016), son recueil de nouvelles Des femmes savantes a reçu une mention d'honneur à la remise du prix Adrienne-Choquette en 2017 et il a figuré parmi les finalistes aux Prix littéraires du Gouverneur général la même année. En 2018, elle a dirigé un recueil intitulé Corps chez Triptyque.

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