L’intelligence artificielle inspire des artistes

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  • Le 9 octobre 2019

  • Dominique Nancy
Sculpture lumineuse de Clément de Gaulejac

Sculpture lumineuse de Clément de Gaulejac

Crédit : Betty Bogaert

En 5 secondes

Cinq artistes et cinq chercheurs en bioéthique se questionnent sur les défis de l’intelligence artificielle. Leurs œuvres sont exposées au Centre d’exposition de l’UdeM.

Les progrès réalisés par l’intelligence artificielle au cours des dernières années laissent entrevoir des bouleversements dans nos vies. C’est notamment le cas dans le domaine de la santé. La façon dont nous diagnostiquons, prévenons et traitons les maladies suscite des positions polarisées. Voilà ce à quoi s’intéresse l’exposition Les nouveaux états d’être, présentée au Centre d’exposition de l’Université de Montréal. Ce projet est le fruit d’un dialogue entre cinq artistes visuels et sonores et cinq chercheurs en bioéthique sélectionnés et jumelés par la commissaire Aseman Sabet et le directeur du projet, Jean-Christophe Bélisle-Pipon.

Périlleux exercice de réflexion, auquel les artistes Grégory Chatonsky (Paris), Mat Chivers (Royaume-Uni), Clément de Gaulejac (Montréal), Julie Favreau (Berlin) et Sandra Volny (Montréal) et les bioéthiciens Laurence Devillers (Université Paris-Sorbonne), Cansu Canca (AI Ethics Lab), Pascale Lehoux (Université de Montréal), Effy Vayena (École polytechnique fédérale de Zurich) et Robert Truog (Harvard Medical School) ont accepté de se soumettre. L’objectif? Créer cinq œuvres d’art et cinq essais scientifiques après avoir réfléchi sur les répercussions et les enjeux éthiques de l’intelligence artificielle (IA) en santé. 

«Alors que les utilisations de l'intelligence artificielle dans le système de santé connaissent une croissance exponentielle, elles soulèvent de nouvelles questions éthiques qui remettent en cause le sens profond de notre relation avec les technologies et les autres humains, ainsi que les conceptions philosophiques de notre humanité et des relations intersubjectives. La distance croissante entre les patients et leurs professionnels de la santé, le sentiment d’être un numéro et non une personne et le recours accru à des robots pour prodiguer des soins engendrent une certaine méfiance, voire une peur du grand public envers ce “Dr IA”», signale le bioéthicien Jean-Christophe Bélisle-Pipon.

Chercheur invité à l’Institut de recherche en santé publique de l’Université de Montréal et à la Harvard Law School, il a eu l’idée de rapprocher la science et l’art dans un projet créatif afin de nourrir la réflexion éthique entourant l’intelligence artificielle.

Précisons que ce qu’on appelle l’intelligence artificielle, ce sont de puissants logiciels en mesure de donner aux machines une sorte de capacité à raisonner, voir à manipuler l’ADN et à insuffler du vivant sur mesure. D’un côté, l’IA est une chance incroyable à saisir. Les algorithmes promettent d’exceller dans la prescription de médicaments, l’aide aux diagnostics et la détection de cancers. Mais comment appréhender la logique sensible de nos interactions présentes et futures avec ces nouvelles technologies? Par exemple, sur quels critères précis s’appuie la machine pour annoncer un cancer incurable ou, au contraire, déclarer un individu en parfaite santé? Y a-t-il des raisons de se méfier de la nature purement statistique de ces intelligences dernières-nées? Que dire de l’accumulation des données sur les internautes depuis les 15 dernières années?

Susciter une réflexion collective

Pascale Lehoux, professeure à l’École de santé publique de l’UdeM, et l’artiste Clément de Gaulejac ont examiné les dimensions affectives, symboliques et relationnelles au cœur de la recherche sur l’IA. Clément de Gaulejac, dont les œuvres jouent du langage pour déconstruire les discours publics sur des questions sociales, politiques et économiques, a produit une sculpture lumineuse sous forme d’énoncé: «L’intelligence artificielle résout des problèmes, mais n’en a aucun.» Pour mettre en évidence cette dualité, l’artiste a créé une installation avec une inscription qui oblige à rechercher ce qui manque. Un clin d’œil à ce qui différencie l’humain de la machine, le premier étant destiné à souffrir alors que l’autre, le robot, ne ressent rien.

L’essai de Pascale Lehoux, intitulé Rendre visible l’invisible dans AIship: réflexions sur les arts visuels et l’innovation responsable en santé, avait pour objectif d’examiner les moyens par lesquels les arts visuels peuvent aider à révéler et à rendre plus tangible le pouvoir de transformation des algorithmes.

«Les réflexions présentées dans mon essai découlent d’un dialogue entre Clément et moi au cours duquel nous avons abordé les discours actuels sur l’IA et sur ce qu’ils laissent généralement à l’arrière-plan. Par exemple, les grandes infrastructures, notamment les ensembles de données interopérables et les centres de calcul, nécessaires à l’intelligence artificielle pour tenir ses promesses, sont généralement laissées en suspens et rendues invisibles», explique Pascale Lehoux, qui précise ne pas être bioéthicienne, mais spécialiste des innovations en santé formée en santé publique.

«Dans mon essai, je m'inspire du courant Responsible Innovation in Health pour recentrer notre attention sur ce qui se cache au-delà de l'expérience immédiate: la dynamique entrepreneuriale puissante qui alimente l’élaboration d'outils de l'IA», affirme la professeure. Faisant allusion à la seconde révolution de la fin du 19e siècle, elle rappelle que les données constituent le «pétrole du 21e siècle» et qu’il est urgent de «traiter explicitement et collectivement des facteurs commerciaux qui rendent possible la transmission par l’IA». Autre urgence? Se pencher sur les «effets concrets du développement de l'IA sur l'environnement, les inégalités sociales et les asymétries de pouvoir». À son avis, les arts visuels peuvent ainsi devenir un allié important parce qu’ils sont au service d’une réflexion collective.

Jean-Christophe Bélisle-Pipon se réjouit de l’heureux dialogue entre les chercheurs et les artistes ainsi que de la participation citoyenne. «Nous souhaitions enrichir le dialogue public et apporter des nuances aux débats sur l’intelligence artificielle, dit-il. Mission accomplie. Cette rencontre interdisciplinaire a été féconde. Chaque œuvre témoigne d’enjeux éthiques distincts de l’IA et nous force à pousser plus loin notre réflexion sur la question.» Il souligne la collaboration interuniversitaire au sein de l’équipe de recherche, dont celle des chercheurs de l’UdeM (Nathalie Voarino et Virginie Manus, ainsi que Marc-Antoine Dilhac et Vardit Ravisky, professeurs respectivement au Département de philosophie et au Département de médecine sociale et préventive), de la Harvard Law School (Glenn Cohen) et de l’Université Laval (Vincent Couture).  

L’exposition Les nouveaux états d’être est présentée jusqu’au 14 décembre au Centre d’exposition de l’Université de Montréal, 2940, chemin de la Côte-Sainte-Catherine, local 0056.

  • Mat Chivers, «Equal Rights» 2019, «Les nouveaux états d'être», Centre d'exposition de l'UdeM

    Crédit : Betty Bogaert
  • Julie Favreau, «This Thing» 2019, «Les nouveaux états d'être», Centre d'exposition de l'UdeM

    Crédit : Betty Bogaert

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