Uber Eats: la Cour suprême du Canada donne raison aux chauffeurs-livreurs
- Forum
Le 13 juillet 2020
- Martin LaSalle
La Cour suprême du Canada reconnaît aux chauffeurs d’Uber Eats en Ontario le droit de s’adresser aux tribunaux du pays pour déterminer leur statut plutôt que d’être soumis à un arbitrage outre-mer.
Tandis qu’Uber annonce qu’elle se lance dans la livraison de paniers d’épicerie à Montréal et dans d’autres villes au pays*, la Cour suprême du Canada a rendu un arrêt, le 26 juin, dans lequel elle reconnaît aux chauffeurs-livreurs de sa filiale Uber Eats en Ontario le droit de s’adresser aux tribunaux canadiens pour déterminer leur statut d’emploi.
Cette décision est une «bonne nouvelle», selon les professeures Urwana Coiquaud, de HEC Montréal, et Isabelle Martin, de l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal, qui suivent ce dossier depuis le début.
Une cause entendue dès 2018
Il importe de rappeler que, en 2018, le chauffeur-livreur David Heller déposait une demande d’action collective afin d’obtenir d’Uber Eats des dommages et intérêts ainsi que la reconnaissance du statut d’employé permettant de bénéficier des droits et recours prévus par la Loi sur les normes d’emploi de l’Ontario.
En première instance, la Cour supérieure a rejeté la demande d’action collective effectuée pour le compte des chauffeurs-livreurs d’Uber Eats. David Heller a ensuite interjeté appel de ce jugement: dans un arrêt unanime, la Cour d’appel de l’Ontario a cassé la décision de la Cour supérieure, jugeant qu’une clause compromissoire incluse au contrat liant les chauffeurs et Uber constitue un avantage disproportionné du pouvoir de négocier pour la multinationale.
Cette clause stipule que, en cas de mésentente entre les parties, le différend doit être réglé par un arbitre de la Chambre de commerce international aux Pays-Bas, moyennant le versement par M. Heller de 14 500 $ US en droits de dépôt et frais d’administration, sans compter les honoraires d’avocats et les frais de déplacement. Ces coûts auraient représenté son revenu annuel.
Ayant perdu en Cour d’appel, Uber Eats a demandé à la Cour suprême du Canada d’entendre sa cause.
Deux motifs rejetés par la Cour suprême
Dans l’arrêt signé par sept juges sur neuf, les juges Abella et Rowe ont rejeté le premier argument d’Uber selon lequel le contrat liant la multinationale à ses chauffeurs relevait de la Loi de 2017 sur l’arbitrage commercial international de l’Ontario et qu’en conséquence les tribunaux canadiens n’avaient pas la compétence pour juger la cause.
«La majorité de la Cour suprême a statué que la qualification du statut d’employé d’une personne est un différend lié à l’emploi, qui est exclu de l’arbitrage commercial international, souligne Isabelle Martin. La Cour a jugé de plus qu’elle avait la compétence pour se prononcer sur la validité de la clause plutôt que de renvoyer la question à l’arbitrage, car il y avait un risque réel qu’en raison des problèmes d’accessibilité un arbitre ne soit jamais saisi du dossier.»
En deuxième lieu, la Cour suprême a jugé que la clause compromissoire est nulle parce qu’elle est inique, c’est-à-dire qu’elle comporte en soi une inégalité du pouvoir de négociation.
«Les chauffeurs-livreurs d’Uber Eats n’avaient pas le choix de signer le contrat s’ils voulaient bénéficier de la plateforme électronique pour travailler, mais la clause rend illusoire la possibilité de recourir à l’arbitrage en cas de différends en raison de l’ampleur de la somme exigée en guise de dépôt et du lieu où l’arbitrage doit être tenu», ajoute Urwana Coiquaud.
Bien que le juge Brown soit d’accord avec les motifs invoqués dans l’arrêt, son opinion se fonde plutôt sur la contravention à l’ordre public et à la primauté du droit que constitue la convention d’arbitrage, puisqu’elle empêche David Heller d’accéder à un règlement des différends conforme au droit.
Une victoire importante pour les employés vulnérables, mais…
Pour Urwana Coiquaud et Isabelle Martin, l’arrêt rendu par la Cour suprême constitue une «première victoire importante, car elle permet à des employés vulnérables de pouvoir se défendre, d’avoir accès à la justice selon les lois locales plutôt qu’auprès de tribunaux d’un autre pays avec des règles qui relèvent du droit commercial».
La décision du plus haut tribunal canadien a aussi un effet sur l’ensemble des chauffeurs d’Uber au pays, selon les professeures, sauf au Québec, où s’applique le droit civil plutôt que la common law.
L’action collective sera donc déférée en première instance, mais le débat sur le statut des chauffeurs demeure entier pour l’instant.
«Cet arrêt ne précise pas si la relation entre Uber Eats et ses chauffeurs repose sur la notion de salarié ou de travailleur autonome, mais il confirme que cette relation ne relève pas du commerce international», insiste Mme Coiquaud.
«Et la pandémie que nous vivons a mis en évidence que les chauffeurs-livreurs ne sont pas qualifiés à titre de travailleurs essentiels parce qu’ils ne sont pas des salariés, mais ce sont néanmoins eux qui servaient de pont entre les entreprises et les consommateurs, conclut Isabelle Martin. Cette absence de statut les prive de leurs droits et des dispositions obligeant les employeurs à protéger adéquatement leurs employés contre le coronavirus.»
* À ce sujet, lire «Uber se lance dans la livraison d’épicerie à Montréal», publié le 7 juillet sur le site de La Presse.