Regards scientifiques et critiques sur les mesures visant à contrer la COVID-19
- Forum
Le 11 mars 2021
- Martin LaSalle
Le Centre de recherche en santé publique a récemment tenu un débat virtuel au cours duquel trois scientifiques ont discuté des mesures prises par les gouvernements pour lutter contre la COVID-19.
La crise provoquée par la pandémie de COVID-19 offre-t-elle un contexte favorable pour s’attaquer aux problèmes systémiques qu’elle a révélés? La politique a-t-elle influencé les positions prises par les experts scientifiques? Faut-il éviter les débats publics en temps de pandémie ou les permettre pour tenter d’en tirer le meilleur?
Ce sont là quelques-unes des questions abordées durant le débat virtuel organisé par le Centre de recherche en santé publique (CReSP) de l’Université de Montréal sur le thème «Regards scientifiques et critiques sur les mesures de la COVID-19».
Animée par Jean-Sébastien Fallu et Malek Batal, professeurs à l’UdeM et chercheurs affiliés au CReSP, l’activité a permis d’entendre trois spécialistes et leur appréciation des mesures adoptées jusqu’ici par les gouvernements pour tenter de mater la pandémie:
- l’éthicien Jocelyn Maclure, professeur à la Faculté de philosophie de l’Université Laval;
- le Dr David-Martin Milot, de la Direction de santé publique de la Montérégie et président de Médecins du monde Canada;
- la Dre Marie-Pascale Pomey, professeure à l’École de santé publique de l’UdeM et codirectrice du Centre d'excellence sur le partenariat avec les patients et le public.
Voici un résumé de certains points soulevés au cours de ce débat qui a réuni virtuellement plusieurs dizaines de scientifiques.
En temps de pandémie, faut-il éviter les débats et les critiques à l’égard des gouvernements ou vaut-il mieux les permettre?
Jocelyn Maclure: Il faut encourager le discours critique dans l’espace public. La liberté d’expression est précieuse et elle nous pousse à reconnaître nos propres limites épistémiques: s’exposer à d’autres points de vue permet d’avoir une meilleure compréhension de la réalité dans son ensemble. Et dans un contexte de crise sanitaire où il y a urgence et des vies en jeu, nous avons besoin de discours critiques. Cela dit, il est souhaitable que ceux et celles qui interviennent fassent preuve d’humilité! La santé publique est un domaine interdisciplinaire et mobilise des savoirs très variés, et il faut y contribuer à la hauteur de ses propres limites… en reconnaissant qu’on n’est pas dans le siège de celui qui doit décider. La prise de parole vient avec la responsabilité de tenir compte de l’effet produit par ce qu’on dit, du scepticisme qu’elle peut engendrer.
Marie-Pascale Pomey: La santé de la démocratie réside dans la capacité de gérer les débats et de considérer les regards critiques constructifs. Il existe des régimes d’exception en situation d’urgence et la démocratie permet de tenir compte de visions différentes pour traiter un problème très complexe de différentes façons. Par ailleurs, si plusieurs intelligences collectives se mobilisent, on oublie souvent l’individu: il y a peu de lieux pour qu’il puisse lui aussi contribuer à la prise de décision. Les décideurs politiques ont des responsabilités importantes, dont celle de rallier les gens. Au Centre d'excellence sur le partenariat avec les patients et le public, nous avons créé des groupes avec des patients et des personnes vivant des situations particulières et leurs propositions ont permis de connaître les limites de nos actions et d’y prêter attention.
David-Martin Milot: En situation de crise, il existe un besoin de centraliser le pouvoir et la prise de décision afin de coordonner des interventions urgentes. Une fois cette étape franchie, il importe d’ajuster le tir. On aurait sans doute pu être plus transparent quant aux éléments qui ont servi à prendre les décisions. Parce que l’approche scientifique se base sur l’évolution des connaissances, le dialogue implique le devoir de créer des lieux démocratiques d’échange d’information et, en tant que société, il faut s’assurer que tous ont aussi les outils pour pouvoir débattre.
Cette crise sanitaire offre-t-elle un contexte favorable pour aborder d’autres enjeux et s’attaquer aux problèmes systémiques?
D.-M.M.: Le contexte nous offre la possibilité de désigner les éléments qui mènent aux problématiques systémiques: le terrain est fertile pour amorcer des changements. Il s’agit d’un moment riche pour réfléchir aux racines profondes des problématiques exacerbées par la pandémie, telle la crise des opioïdes qui appelle à se questionner sur la pertinence de déjudiciariser la possession simple et la consommation de drogues.
J.M.: Tout dépend des changements systémiques dont on parle: dans certains cas oui, dans d’autres non. Par exemple, le recours à la télémédecine avant la pandémie n’était pas populaire, mais la situation a favorisé l’acceptation de cette façon de faire de même que le partage des données en santé.
M.-P.P.: D’abord, en situation de crise, il y a nécessité d’agir et l’on ne peut pas remettre tout le système en question. Mais la crise révèle des dysfonctionnements tout comme des choses positives. On a ainsi pu constater que les CHSLD avaient de gros problèmes de gestion des risques, ce qui a empêché les proches d’entrer dans les établissements et de se voir offrir des solutions. La crise a aussi montré que les directions de santé publique n’étaient, auparavant, que peu engagées dans la gestion du système de santé: elles étaient surtout concentrées sur les déterminants sociaux. La santé publique doit désormais être intégrée dans la réflexion touchant la manière de concevoir le système de santé, notamment en situation de crise.
Du point de vue des sciences sociales, que dire de l’efficacité des mesures mises en place et de la gestion des résultats?
M.-P.P.: Il aurait été préférable d’avoir des interlocuteurs de différents domaines, tels des philosophes, des démographes, des sociologues, des anthropologues… On aurait pu mobiliser davantage les sciences sociales, surtout en ce qui a trait à la conception des indicateurs qui sont demeurés essentiellement de nature médicale. Outre le nombre de cas et de décès, le nombre d’hospitalisations et de personnes aux soins intensifs, on aurait pu mesurer les conséquences de la pandémie sur la santé mentale, la santé physique ou encore la nutrition. Je déplore aussi qu’on ait réduit la santé à l’absence de maladies et de virus, plutôt que d’adopter l’approche de l’Organisation mondiale de la santé, qui mise sur l’état de bien-être physique, psychique et social.
D.-M.M.: C’est vrai, et il aurait fallu mesurer ces indicateurs avant la crise pour pouvoir observer l’évolution de l’état de bien-être de la population. Les problèmes de santé mentale sont plus préoccupants que ce qu’on avait imaginé: on savait que c’était le parent pauvre du système de santé, mais pas à ce point, et la COVID-19 a exacerbé cet état de fait. De même, nous ne sommes pas habitués, collectivement, à investir dans le vivre-ensemble pour atténuer la discrimination en lien avec la diversité culturelle, sociale, et économique. La montée de l’individualisme devrait être compensée par un accroissement du communautaire et des liens qui nous incitent à nous soucier des autres. Car c’est ce qui est derrière la décision de se protéger ou pas contre la COVID-19.
J.M.: Il faut élaborer des indicateurs qui ont trait à l’ensemble des conséquences de la pandémie si l’on souhaite effectuer une évaluation éthique éclairée. Cela dit, le choix éthique des autorités d’opter pour la solidarité était le bon: il fallait protéger les plus vulnérables et sauver des vies… Cette approche a certes causé des torts réels, mais atténuables: si l’on avait misé sur l’utilitarisme, on aurait pu accepter que certains meurent pour maximiser le bien-être de la majorité.
Les experts en santé publique qui ont été sollicités dans la prise de décision sont généralement des fonctionnaires: le politique a-t-il influencé leurs avis?
D.-M.M.: La gestion de la santé est complexe et se complexifie avec le temps. Le gros bon sens ne fonctionne pas en situation de crise complexe. Il faut écouter nos experts techniques tout comme nos experts qui sont sur le terrain, incluant la population. Oui, les décisions sont influencées par le politique et les lobbys, mais c’est vrai partout dans le monde. Il faut donc que les décideurs soient capables de débattre pour gérer la complexité, de faire confiance à leurs sources d’information pour prendre des décisions.
M.-P.P.: Le Québec est une société basée sur la confiance et on ne l’a pas suffisamment souligné: il est possible de discuter ensemble de notre capacité collective à se fier les uns aux autres. Les zones grises et les idées nuancées ont plus de mal à trouver une place, mais les gens ne sont pas idiots: il suffit d’avoir de bonnes communications pour transmettre et faire comprendre du contenu plus complexe. Il faut être plus transparent et créatif pour trouver un pacte social qui unira les gens.
J.M.: Oui pour la transparence, car elle permet d’exposer les raisons de nos décisions, avec les zones d’incertitude qu’elles comportent et leur coût, devant des personnes capables de réflexion. D’un point de vue pragmatique, la non-transparence ou le paternalisme – même bienveillant – finit par créer un ressac encore plus grand. J’ajouterais un bémol: les démocraties ont d’énormes défis à relever dans les débats politiques, dont le rejet de l’expertise alimenté par les médias et qui représente un obstacle à toute discussion éclairée. Oui à la participation et aux délibérations, mais dans des lieux configurés qui mènent à des échanges constructifs et non polarisants.