«L’histoire de l’homme» enseignée par une femme
- UdeMNouvelles
Le 7 mars 2022
- Virginie Soffer
Le premier professeur d’archéologie de l’UdeM fut une femme: Thérèse Belleau. Julien Riel-Salvatore a suivi les pas de cette pionnière de l’anthropologie au Québec mystérieusement disparue.
La nouvelle fait sensation dans les journaux de 1958. Une jeune femme d'Ottawa de 29 ans est la toute première personne à enseigner en français l'«histoire de l'Homme» à l'Université de Montréal devant une classe complète de garçons. Ses étudiants deviennent les premiers au Québec à suivre un cours d'archéologie en français. On parle de cette brillante et prometteuse anthropologue dans Le Droit , La Presse, La Patrie du dimanche…
Pourtant, un an plus tard, elle n'est plus membre du corps professoral de l'Université de Montréal. On perd sa trace au Québec et au Canada. Des notices de l'Université mentionnent son bref passage sur le campus. Mais qu'est-elle devenue ensuite? Julien Riel-Salvatore, professeur au Département d'anthropologie de l'UdeM, raconte son histoire dans la revue Archéologiques.
«Mettre un peu plus de chair sur le squelette de Thérèse Belleau»
«Ce fut un peu difficile de retracer le parcours de Mme Belleau parce qu'elle a très peu écrit sur ce qu'elle faisait en archéologie à l'Université de Montréal. Il y a donc une partie d'interprétation contextuelle par rapport aux différents éléments qui ont constitué sa carrière ici. Mon objectif était de réussir à mettre un peu de chair sur le squelette de ce qu'on savait à propos du passage de Thérèse Belleau. Si son nom était bien mentionné dans les notes historiques sur l'archéologie au Québec, on n'avait à peu près aucune information à son sujet», affirme Julien Riel-Salvatore.
Pour mieux situer Thérèse Belleau, il a effectué des recherches dans les archives de l'Université de Montréal et à Bibliothèque et Archives nationales du Québec ainsi qu'au Musée canadien de l'histoire. «Le nom de Thérèse Belleau a en fait été en partie occulté dans les archives, car il s'agit de son nom de jeune fille. Elle a adopté successivement les noms de famille de ses deux maris, Hugh G. Hambleton et Murray C. Kemp.»
Comment Thérèse Belleau fut engagée par l’UdeM
En 1958, l'Université souhaite créer un département d'anthropologie et recruter des anthropologues disposés à s'établir à Montréal et en mesure d'enseigner en français. Or, à l'époque, l'anthropologie n'était pas encore développée au Québec. La personne engagée devrait pouvoir enseigner l'archéologie ainsi que l'anthropologie plus généralement avec des éléments d'ethnologie et de bioanthropologie. Le doyen Philippe Garigue propose la candidature de Thérèse Belleau.
Cette Canadienne avait réalisé une thèse à l'École d'anthropologie de Paris sur les «récentes découvertes préhistoriques au Canada», qui étaient peu connues alors. Durant son parcours de formation en France, elle a étudié la préhistoire européenne. Puis, elle a fait un postdoctorat au University College, à Londres, où elle s'est penchée sur le paléolithique européen dans une perspective anglophone. En 1957, elle est revenue au Canada, où elle a travaillé au Musée national du Canada, à Ottawa. Ses compétences et son intérêt pour la préhistoire canadienne et la préhistoire mondiale lui ont valu d'être engagée par l'UdeM comme professeure adjointe d'anthropologie et d'archéologie au Département de sociologie-anthropologie.
Thérèse Belleau fut la première professeure à donner, en 1958, un cours d'introduction à l'archéologie préhistorique à l'Université de Montréal. «Elle y a mis sur pied une série de six cours d'anthropologie, dont trois semblent avoir été Paléontologie et évolution de l'homme, Préhistoire et archéologie et Introduction à l'ethnologie, qui seront enseignés par Jean Benoist à la session d'hiver 1960», indique Julien Riel-Salvatore.
Reconnaissance professionnelle
Lorsqu'elle travaillait au Musée national du Canada, Thérèse Belleau a participé à la série de conférences publiques «L'homme préhistorique». Sa présence à ces rencontres prestigieuses parmi des chercheurs établis et occupant des postes de directeurs de musée ou de départements universitaires à Ottawa et Montréal peut donc être vue comme un reflet de l'estime professionnelle dont elle pouvait jouir à l'époque.
Première collection d’objets préhistoriques à l’UdeM
À son arrivée à Montréal, elle s'est intéressée aux collections archéologiques du géologue canadien Henri-Marc Ami. Il avait acheté une quantité faramineuse d'objets en pierre et de fragments osseux sur le site de Combe-Capelle, situé en Dordogne. Il a dispersé ses artéfacts à travers le Canada pour qu'il puisse y avoir du matériel préhistorique à étudier dans différentes universités comme l'Université McGill ou l'Université de l'Alberta. Ce sont 1500 pièces qui ont été léguées à l'Université de Montréal et Thérèse Belleau fut la première à les utiliser pour enseigner. Aujourd'hui, une partie de cette collection se trouve dans le laboratoire de Julien Riel-Salvatore.
À l'époque, Thérèse Belleau a constitué un musée autour de cette collection pour la valoriser et en faciliter l'étude et la manipulation aux étudiants. Ce projet a tourné court quand Mme Belleau a quitté l'UdeM et le pays.
Départ de l’UdeM
En 1959, lorsque son mari est engagé par le Massachusetts Institute of Technology pour deux années, elle demande au doyen du Département de sociologie-anthropologie une permission pour aller faire un doctorat à l'Université Harvard. La demande lui étant refusée, elle abandonne son poste à l'Université de Montréal après seulement une année. On sait qu'elle s'est inscrite au doctorat dans cette université américaine. Puis, elle déménage avec son mari en banlieue de Sydney, où elle entreprend des recherches archéologiques sur les peuples aborigènes. Après quelques années, ses activités scientifiques s'estompent. «C'est là qu'on perd un peu sa trace. Il y aurait probablement un travail d'archives familiales à faire pour continuer de suivre sa route», note Julien Riel-Salvatore.
Du côté de l’Université de Montréal, il faudra attendre presque 10 ans pour que d’autres femmes viennent enseigner au Département d’anthropologie. Ce n’est qu’en 1967 que l’ethnolinguiste Gillian Sankoff est recrutée. Viendra en 1973 l’archéologue Louise Paradis. Ces deux femmes côtoyaient alors 12 collègues masculins.