Sortir le religieux de son invisibilité

Solange Lefebvre

Solange Lefebvre

Crédit : Amélie Philibert

En 5 secondes

Grâce à trois subventions importantes qu’elle vient d’obtenir, la chercheuse Solange Lefebvre poursuivra ses travaux sur l’étude de la religion dans la sphère publique.

Solange Lefebvre, professeure à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal, vient de se voir accorder coup sur coup trois subventions, pour un total de 830 000 $. «C’est une somme importante en sciences humaines», souligne la titulaire de la Chaire en gestion de la diversité culturelle et religieuse.

Mise sur pied au début des années 2000, cette chaire philanthropique pionnière a d’ailleurs servi de tremplin à l’obtention d’un nombre considérable de subventions dans un monde très compétitif, confie Mme Lefebvre: «La Chaire a toujours été à l’avant-garde des enjeux. À l’époque, peu de gens parlaient du religieux dans la sphère publique.»

Trois subventions, deux thèmes

À travers les années, la chercheuse s’est intéressée à des sujets occupant une importance grandissante dans notre société et ailleurs. Au terme de deux projets majeurs sur la radicalisation et sur les besoins spirituels en milieu carcéral, Solange Lefebvre a déposé trois demandes de subvention: deux au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) (programme Savoir et programme Développement de partenariat) et une auprès de la Plateforme transatlantique (un groupe de 18 organismes subventionnaires des Amériques et d’Europe, dont le CRSH et le Fonds de recherche du Québec – Société et culture font partie). «J’ai tout obtenu d’un coup!» s’exclame-t-elle.

Les fonds lui permettront de se pencher sur deux thèmes: la pandémie et la religion de même que la gestion municipale de la diversité religieuse.

Pandémie et religion

Grâce à l’argent obtenu de la Plateforme transatlantique, la chercheuse et ses collaborateurs exploreront durant les trois prochaines années les enjeux religieux soulevés par la pandémie dans quatre pays: Canada, Irlande, Pologne et Allemagne. La chercheuse et trois autres collègues européens souhaitent ainsi examiner le changement de rôle de la religion provoqué par la COVID-19. «Dans beaucoup de pays, le dialogue avec les religions est peu structuré. Pendant la pandémie, plusieurs religions se sont mises ensemble pour devenir un vis-à-vis du gouvernement; les religions majoritaires ont aussi aidé celles plus minoritaires», donne comme exemple Mme Lefebvre.

Au Québec, le gouvernement provincial, qui depuis les dernières années réaffirme sa neutralité et sa laïcité, n’a pas eu le choix d’établir des canaux de communication avec les organisations et les représentants religieux durant la pandémie autant pour favoriser leur coopération dans l’application de mesures sanitaires que pour relayer ses messages auprès de leurs communautés. «On était au niveau zéro de communication. Mais quand il survient des évènements où vous avez besoin d’entrer en communication avec des représentants religieux, que faites-vous?» remarque Mme Lefebvre. La chercheuse veut ainsi étudier les relations entre le gouvernement et les religions dans ce contexte et le rôle de ces dernières dans le soutien de leurs fidèles durant cette période difficile.

Elle analysera par ailleurs la façon dont le discours s’est construit autour de la santé, de la maladie et de la science de même que les innovations numériques dans la sphère religieuse que la pandémie a apportées. Pour ce faire, deux sondages en ligne auprès de fidèles et de leaders religieux et communautaires seront menés dans les quatre pays, de même que 320 entretiens en profondeur (80 dans chaque pays). Une analyse documentaire sera également effectuée (articles de presse, documents produits par les organisations religieuses, etc.). La chercheuse sera aussi chargée de mettre sur pied le colloque qui marquera la fin du projet international, en 2025, et qui portera sur la culture religieuse dans la sphère publique.

Religion et municipalités

Les deux autres subventions du CRSH seront consacrées à l’étude de la gestion des lieux de culte jusqu’à l’expression du religieux dans la sphère publique. «Depuis 20 ans, la recherche sur la diversité religieuse a beaucoup avancé au Québec, mais à l’échelle municipale, elle est disparate et comporte plusieurs limites», explique Solange Lefebvre. En collaboration avec plusieurs autres chercheurs et partenaires, elle veut donc répondre à ce besoin de recherche approfondie. «On s’est occupé des écoles, des accommodements raisonnables, mais ce sont les municipalités qui entretiennent des rapports dans le quotidien avec les groupes religieux», ajoute-t-elle.

Plusieurs défis et problèmes se posent en lien avec la gestion municipale et la diversité religieuse au Québec. On remarque par exemple une multiplication des demandes de permis pour l’établissement de lieux de culte à Montréal pendant qu’on se demande quoi faire avec les anciennes églises qui ferment leurs portes. Mais les villes et les organismes et leaders religieux semblent parler des langues différentes. «Les fonctionnaires ne savent souvent pas où se situer par rapport à la neutralité de l’État. Qu’est-ce que cette notion signifie? Quels accès peuvent-ils permettre notamment aux espaces publics? Est-ce qu’on doit traiter les groupes religieux comme des groupes communautaires?» observe-t-elle.

Ce projet, attendu au sein de plusieurs milieux de gestion municipale, vise à éclaircir quatre grands enjeux interreliés: 1) la transformation du paysage religieux et l’évolution de la laïcité de l’État, de même que son influence sur les villes ; 2) les rapports des individus au religieux et à sa visibilité dans leur environnement; 3) la pratique quotidienne des municipalités par rapport au religieux; 4) la participation des groupes religieux à la vie urbaine. «Au fond, il faut les sortir de l’invisibilité. Ces groupes sont là, pour le meilleur et pour le pire, et l’on fait parfois comme s’ils n’existaient pas», résume Mme Lefebvre. Une douzaine d’études de cas dans plusieurs villes et plus de 200 entretiens approfondis seront menés dans les prochaines années.

Parce que ces enjeux occuperont une place de choix dans les années à venir, malgré la volonté de l’État québécois à s’éloigner du religieux. Et alors que les cours de culture religieuse paraissent menacés de disparition à l’école, l’incompréhension entre les groupes risque d’augmenter. «De plus en plus, les fonctionnaires, les journalistes, bref les gens qui dialoguent avec les groupes religieux auront peu de référents. Ça va être un défi», conclut la chercheuse.