Troubles du sommeil: sous le radar de la santé publique

En 5 secondes

Nous devrions passer environ le tiers de notre vie à dormir, mais cette proportion a diminué à un point tel que le manque et les troubles du sommeil représentent un véritable enjeu de santé publique.

Passionnés par l’étude du sommeil et son incidence sur la santé, Julie Carrier et le Dr Guido Simonelli représentent «l’alpha et l’oméga» de la recherche en ce domaine: Mme Carrier fait partie des chercheurs pionniers, tandis que M. Simonelli incarne la nouvelle génération qui poursuit la quête de savoir en la matière. Pour eux, le temps est venu de considérer les troubles du sommeil comme l’un des principaux enjeux de santé publique.

À la fin de notre vie, nous devrions avoir passé le tiers de notre temps à dormir. Or, bien qu’il soit convenu que le sommeil constitue un besoin fondamental pour notre organisme, le nombre d’heures passées dans les bras de Morphée n’a cessé de diminuer ces dernières années au pays. Et la pandémie de COVID-19 a empiré la situation pour plusieurs.

Tant et si bien qu’on estime que près de 50 % de la population canadienne souffre aujourd’hui d’un trouble du sommeil, qu’il s’agisse d’insomnie occasionnelle (de 25 à 30 %) ou chronique (de 10 à 15 %) ou encore d’apnée obstructive du sommeil (30 %), pour n’en nommer que quelques-uns.

Heureusement, la recherche sur le sommeil a grandement évolué au cours des décennies et les solutions pour traiter ces troubles sont de plus en plus nombreuses et éprouvées. Toutefois, elles demeurent encore mal connues du grand public et sont peu accessibles.

Julie Carrier et Guido Simonelli nous offrent un tour d’horizon de ce domaine de recherche qui n’a pas fini de progresser… et de nous tenir éveillés!

Quand la recherche sur le sommeil a-t-elle pris forme à l’Université de Montréal et qu’a-t-elle permis de découvrir?

Julie Carrier: Le professeur Jacques-Yves Montplaisir a mis sur pied en 1977 le premier centre canadien de recherche sur le sommeil, le Centre d'études avancées en médecine du sommeil [CEAMS], dans son minuscule bureau de l'Hôpital du Sacré-Cœur-de-Montréal.

Je me suis jointe à l’équipe de son laboratoire quelques années plus tard et, au fil des ans, ce secteur de recherche a attiré un grand nombre de doctorants, de postdoctorants et de chercheurs, de sorte qu’aujourd’hui le CEAMS compte près de 80 personnes.

Au cours des dernières décennies, nous avons fait des pas de géant. D’abord, nous avons réalisé que la qualité du sommeil a une incidence tant sur la santé du moment des personnes qui ont un trouble du sommeil que sur leur santé à long terme. Certains marqueurs ont révélé que les troubles du sommeil peuvent accroître les risques de souffrir plus tard de diabète, d’hypertension, d’obésité et favoriser certains processus neurodégénératifs pouvant mener à des troubles cognitifs, dont la maladie d’Alzheimer.

Ensuite, les avancées technologiques nous ont permis de constater que le manque de sommeil influe pratiquement sur toutes les fonctions physiologiques.

Grâce à ces deux grandes découvertes, nous sommes passés d’un modèle qui visait à savoir comment, quand on dort moins, on parvient à rester performant à un nouveau paradigme selon lequel on comprend que le manque de sommeil a un effet à la fois immédiat et à très long terme sur le fonctionnement cérébral et physique.

Guido Simonelli: La recherche sur le sommeil attire des chercheurs de nombreux horizons, comme la cardiologie, la psychologie, les neurosciences et différentes disciplines des sciences sociales. La multidisciplinarité fait ainsi exploser les connaissances!

Le sommeil est un allié précieux pour la santé globale et dans la prévention des problèmes de santé, mais il reste un grand chemin à parcourir pour que la population et les professionnels de la santé le reconnaissent comme tel et qu’il soit considéré comme un élément primordial du bien-être de chacun.

D’où l’importance d’en faire un véritable enjeu de santé publique…

Julie Carrier: Oui! Bien que les problèmes de sommeil soient fréquents, ils sont sous-diagnostiqués. Par exemple, presque la moitié des personnes âgées souffrent d’apnée obstructive du sommeil, mais seulement 20 % sont traitées et tous ne peuvent se payer l’appareil de ventilation à pression positive continue, dont l’utilisation peut repousser de 10 ans l’apparition de la maladie d’Alzheimer, selon ce qu’une étude a démontré.

Même chose pour l’insomnie: la meilleure option thérapeutique actuelle, qui offre un taux de réussite de 70 à 80 % en quelques semaines, est la thérapie cognitivocomportementale. Comparativement aux somnifères, cette méthode est associée à de bien meilleurs résultats et à des effets plus durables. Mais il faudrait en élargir l’accès, puisque consulter un psychologue est difficile en ce moment et coûteux, l’État ne couvrant pas ces dépenses.

Guido Simonelli: De plus, environ 35 % de la population canadienne a des horaires de travail atypiques – de soir ou de nuit par exemple – et, avec le stress et l’anxiété que ces personnes subissent, elles ont davantage de troubles du sommeil*.

Il ne faudrait pas oublier que les inégalités sociales – et c'est une partie importante de mon domaine d'étude – peuvent rendre certains groupes plus vulnérables aux troubles du sommeil et au manque de sommeil. Les déterminants sociaux de la santé, comme le stress financier, peuvent avoir des répercussions négatives sur la santé du sommeil.

Il en est de même des facteurs environnementaux tels que la pollution lumineuse et la pollution sonore, le manque de ventilation et l'inconfort thermique – avoir trop chaud ou trop froid –, qui sont tous associés à une mauvaise santé du sommeil. Il importe de comprendre la relation entre ces facteurs environnementaux pour trouver des solutions afin d’améliorer la quantité et la qualité du sommeil.

Les gouvernements doivent s’attaquer davantage aux facteurs d’inégalités, qui ont un effet délétère sur le sommeil des gens ainsi que sur une foule d’autres aspects de leur santé et de leur vie.

Quels sont les projets de recherche que vous menez actuellement et que visent-ils?

Guido Simonelli: Je participe à une étude pancanadienne dirigée par Grégory Moullec, de l’École de santé publique de l’Université de Montréal, qui aborde notamment l’effet des environnements urbain et socioéconomique sur la qualité du sommeil ainsi que les trajectoires de santé mentale en temps de pandémie.

Je mène aussi un projet dans l’Antarctique pour déterminer, en analysant les cycles circadiens des participants, de quelle façon le sommeil est influencé par des conditions extrêmes.

Julie Carrier: Je dirige une étude longitudinale sur les troubles de la cognition associés au sommeil et au vieillissement.

Je suis également engagée dans un projet qui s’intéresse aux personnes dont les horaires de travail sont atypiques. En analysant leur état cérébral durant le sommeil, nous espérons pouvoir détecter les risques de neurodégénérescence et intervenir pour les réduire. Nous portons notre attention sur le sommeil paradoxal, qui permet de mieux voir l’activité cérébrale et les marqueurs liés à la maladie d’Alzheimer.

Enfin, une autre étude vise à désigner les stimulations auditives et électriques qui permettent de moduler l’activité du cerveau et d’accentuer les ondes lentes afin d’améliorer la mémoire des personnes âgées. Je tiens d’ailleurs à faire une mise en garde: plusieurs entreprises se sont emparées trop rapidement de résultats préliminaires pour lancer des produits qui émettent, présume-t-on, des ondes destinées à améliorer le sommeil: aucun ne repose sur des données scientifiques validées!

* À ce sujet, on peut consulter l’outil interactif en ligne Mieux vivre avec le travail de nuit. Créé par la professeure de la Faculté de médecine de l’UdeM Marie Dumont, il est accessible sur le site du CEAMS: formations.ceams-carsm.ca/travailleurs_de_nuits/.

  • Des travaux de recherche réalisés au Centre d'études avancées en médecine du sommeil de l'Hôpital du Sacré-Coeur-de-Montréal

  • Des travaux de recherche réalisés au Centre d'études avancées en médecine du sommeil de l'Hôpital du Sacré-Coeur-de-Montréal

  • Des travaux de recherche réalisés au Centre d'études avancées en médecine du sommeil de l'Hôpital du Sacré-Coeur-de-Montréal

Julie Carrier

Julie Carrier

Titulaire d’un doctorat en psychologie (1995) de l’Université de Montréal, Julie Carrier y est professeure au Département de psychologie et elle est chercheuse au Centre d'études avancées en médecine du sommeil de l'Hôpital du Sacré-Cœur-de-Montréal ainsi qu'au Centre de recherche de l'Institut universitaire de gériatrie de Montréal.

Son leadership se manifeste autant par ses nombreuses publications que par ses multiples présentations dans des universités. Elle a en outre participé à plus de 85 congrès scientifiques nationaux et internationaux.

En 2013, Julie Carrier a créé le Réseau canadien sur le sommeil et les rythmes biologiques, qui regroupe aujourd'hui plus de 60 chercheurs de 19 universités au Canada et de nombreux acteurs des secteurs communautaire, gouvernemental et privé.

Le dernier des nombreux prix et distinctions que Julie Carrier a reçus au cours de sa carrière lui a été remis en octobre passé par la Société canadienne du sommeil, soit le Prix du scientifique émérite 2021.

Guido Simonelli

Guido Simonelli

Originaire d’Argentine, le Dr Guido Simonelli est arrivé à Montréal en 2019. Professeur adjoint au Département de médecine et au Département de neurosciences de l’Université de Montréal, il est aussi chercheur au Centre d'études avancées en médecine du sommeil de l’Hôpital du Sacré-Cœur-de-Montréal.

Guido Simonelli est titulaire d’un doctorat en médecine de l’Université de Buenos Aires et d’une maîtrise en psychologie de l’UdeM, et il a fait un postdoctorat en biologie comportementale au Walter Reed Army Institute of Research, aux États-Unis.

Le Dr Simonelli a obtenu la bourse de carrière Chercheur-boursier junior 1 du Fonds de recherche du Québec – Santé en 2021 et, en octobre dernier, le prix Roger-Broughton pour jeune chercheur, de la Société canadienne du sommeil, lui a été décerné.

Dormez là-dessus!

Le Réseau canadien sur le sommeil et les rythmes biologiques, la Société canadienne du sommeil, la Fondation Sommeil et Wake-up Narcolepsy Canada ont lancé, peu avant le début de la pandémie, la campagne bilingue Dormez là-dessus!/Sleep on it!, qui vise à promouvoir l’importance du sommeil pour le maintien de la santé et dont Julie Carrier est la directrice scientifique.

À l’adresse dormezladessuscanada.ca, les concepteurs de cette campagne pancanadienne offrent une foule d’informations et proposent différentes solutions aux personnes qui souffrent de troubles du sommeil afin de les aider à préserver leur santé physique, cognitive et mentale.

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