Le long périple d'un enfant décédé il y a plus de 2000 ans

Les professeurs Isabelle Ribot et Carlos Jacome Hernandez, le consul du Mexique à Montréal, Alejandro Estivill Castro et Étienne Houle, étudiant de maîtrise en anthropologie.

Les professeurs Isabelle Ribot et Carlos Jacome Hernandez, le consul du Mexique à Montréal, Alejandro Estivill Castro et Étienne Houle, étudiant de maîtrise en anthropologie.

Crédit : Amélie Philibert, Université de Montréal

En 5 secondes

Le Département d’anthropologie de l’UdeM a reçu une délégation du consulat général du Mexique à Montréal pour une cérémonie de rapatriement d’une sépulture mésoaméricaine.

Une nouvelle réalité où chacun est isolé des autres, un lot de situations inédites qui s’imposent dans la vie de tous: nous sommes en 2020, année pandémique. Dans les universités, les activités tournent aussi au ralenti et, surtout, à distance. Au Département d’anthropologie de l’Université de Montréal, le directeur de l’époque, Guy Lanoue, en profite pour faire ce qu’il n’a jamais le temps de faire: du ménage!

Sur l’une des tablettes d’une étagère poussiéreuse, il trouve un carton de la grosseur d’une boîte à chaussures. Son contenu le laisse stupéfait: il s’agit des ossements d’un enfant. Du moins, c’est ce qui est inscrit sur le dessus de la boîte. Mais d’où viennent-ils et que font-ils là? L’enquête se met en branle.

Le professeur Lanoue fait immédiatement appel à sa collègue Isabelle Ribot, bioarchéologue spécialisée en études de restes humains anciens. Après une brève prise de connaissance du contenu de la boîte, la chercheuse conclut que les os datent de plusieurs siècles. Toutefois, elle non plus ne sait pas comment ils ont atterri sur une étagère du Département d’anthropologie.

Début décembre 2023, la pandémie est derrière nous, les activités universitaires sont revenues à la normale depuis plus d’un an. Isabelle Ribot tend au consul du Mexique à Montréal, Alejandro Estivill Castro, la boîte d’ossements retrouvés il y a trois ans. Il l’accepte en remerciant Mme Ribot sous les flashs de l’appareil de la photographe de l’Université. Sont aussi présents le vice-consul et plusieurs collègues du consulat du Mexique pour la première cérémonie de rapatriement d’une sépulture ancienne tenue à l’UdeM.

Mais que s’est-il passé entre l’année 2020 et la fin de l’année 2023? Voici l’histoire improbable de celui qu’Isabelle Ribot et ses collègues ont prénommé El Niño.

Une enquête qui se transforme en article scientifique

Sans autre document que quelques notes griffonnées laissées dans la boîte, Isabelle Ribot décide de confier le travail d’enquête à l’un de ses meilleurs étudiants, Étienne Houle, qui est à la maîtrise en anthropologie. Elle communique aussi avec Carlos Jacome Hernandez, professeur invité au Département d’anthropologie et expert en archéologie judiciaire et bioarchéologie mésoaméricaine, pour cosuperviser cet étudiant, étant donné la pertinence de son expérience par rapport à cette situation.

L’étudiant a quelques indices lui permettant de remonter le fil des évènements: des inscriptions sur la boîte ont fourni des informations sur la provenance des restes, datant potentiellement de La Pastora – sous-phase de la période Zacatenco, nom du principal village d’une région située au Mexique où des populations autochtones pratiquaient l’agriculture –, ce qui situe l’âge des ossements entre 750-550 avant notre ère.

Tel que l’illustre grossièrement le dessus de la boîte, celle-ci ne contient qu’un seul individu dans un état très incomplet: 75 fragments osseux d’un enfant de six ans et demi qui a vécu il y a un peu plus de 2000 ans.

  • Crédit : Amélie Philibert, Université de Montréal

L’une des faces de la boîte porte aussi une inscription complémentaire qui permet à Étienne Houle de progresser dans son enquête: «For the American Museum of Natural History if they want it. Contact Sumru Aricanli.» Cette dernière travaille à l’établissement muséal de New York en tant qu’experte en archéologie sud-américaine, mexicaine et centraméricaine. En communiquant avec Mme Aricanli, l’étudiant apprend que c’est le professeur Paul Tolstoy, le fondateur du Département d’anthropologie de l’UdeM, qui a rapporté ces ossements du Mexique exhumés lors de fouilles qu’il y a effectuées en 1965. À son départ à la retraite, il n’a pas laissé d’adresse où le joindre, mais il est resté en contact avec l’archéologue américaine.

Mme Aricanli explique donc à l’étudiant-enquêteur que Paul Tolstoy a transféré toute sa collection au musée en 2014, collection composée principalement d’artéfacts (céramique et matériel lithique). Mais aucun reste humain ne s’y trouve. Le professeur Tolstoy était spécialisé dans la diffusion culturelle des sociétés mésoaméricaines. Il n’a jamais parlé de ces ossements dans ses publications sur ses travaux de recherche. Lors de leur découverte, les ossements auraient d’ailleurs été considérés, à tort, comme ceux d’un cerf: l’inscription «deer» sur la boîte a été biffée et remplacée par «human child».

Le professeur Kent V. Flannery, de l’Université du Michigan – un feuillet laissé dans la boîte porte les armoiries de cet établissement – a aussi contribué à résoudre l’énigme. C’est lui qui, à la demande du professeur Tolstoy, avait travaillé à l’analyse d’une partie des artéfacts rapportés des fouilles et qui aurait signalé la présence d’ossements humains juvéniles parmi des restes fauniques avant de les retourner à Montréal. Étienne Houle et ses collègues émettent l’hypothèse que le professeur Tolstoy aurait fort probablement rapporté ces ossements par erreur, n’étant pas conscient qu’ils étaient d’origine humaine.

  • Vue du couvercle de la boîte contenant les ossements d’«el niño» avec diverses inscriptions manuscrites.

    Vue du couvercle de la boîte contenant les ossements d’«el niño» avec diverses inscriptions manuscrites.

    Crédit : Carlos Jacome
  • Schéma du squelette pour la réévaluation de l’inventaire ostéologique d’«el niño».

    Schéma du squelette pour la réévaluation de l’inventaire ostéologique d’«el niño».

    Crédit : Gutierrez 2018, 113
  • Inscriptions sur le côté de la boîte contenant «el niño».

    Inscriptions sur le côté de la boîte contenant «el niño».

    Crédit : Carlos Jacome
  • Fiches d’identification retrouvées à l’intérieur de la boîte contenant «el niño».

    Fiches d’identification retrouvées à l’intérieur de la boîte contenant «el niño».

    Crédit : Carlos Jacome

Ces ossements humains ont été recueillis sur le site d’El Arbolillo (bassin de Mexico), fouillé en 1965 par l’équipe de l’archéologue de l’UdeM, bien que des incertitudes persistent sur leur localisation exacte. Décédé à l’automne 2022, Paul Tolstoy s’est entretenu par courriel avec Étienne Houle au printemps de la même année et lui a fourni de précieux renseignements au sujet de cette dépouille.

«Il se souvenait très bien de cette sépulture, raconte Étienne Houle. C’est d’ailleurs grâce aux renseignements qu’il nous a donnés que nous avons pu élaborer ce projet de rapatriement, puisque nous prônons le retour et la centralisation des collections bioarchéologiques dans leur pays d’origine.»

C’est aussi à ce moment que Carlos Jacome Hernandez s’est occupé des longues démarches de rapatriement avec les autorités mexicaines et les scientifiques de l’Instituto Nacional Antropología e Historia (Mexique). Cette découverte singulière, l’enquête qui a suivi et le processus de rapatriement ont ensuite mené les trois chercheurs de l’UdeM à rédiger et à publier un article scientifique dans la revue Archéologiques à l’automne 2023.

Cet article scientifique se décline en trois volets: l'inventaire ostéologique, le contexte archéologique de la découverte et les considérations éthiques entourant le rapatriement de ces restes humains dans un contexte législatif international.

Les personnes décédées ont-elles des droits?

«L'éthique entourant la conservation des restes humains archéologiques est devenue une préoccupation majeure au 21e siècle tant pour les communautés que pour les chercheurs, écrivent les trois anthropologues en introduction de l’article. Ce processus inédit de rapatriement international d’El Niño suscite des réflexions éthiques et juridiques qui font écho à de nombreuses autres demandes de rapatriement dans les dernières années.»

«En somme, cette étude de cas met en avant la nécessité d'intégrer des considérations éthiques dans la gestion des collections bioarchéologiques et de clarifier les processus de rapatriement des restes humains pour assurer le respect des individus décédés et de leurs communautés d’attache», souligne Isabelle Ribot. Elle met aussi en lumière le débat entre la préservation scientifique des restes humains dans les établissements d’enseignement et la dignité culturelle et spirituelle revendiquée par les communautés autochtones concernées, qui place les équipes de recherche dans une position d’équilibriste.

Le concept de dignité humaine est central et s’oppose à l'approche matérialiste de la communauté scientifique, soutiennent les trois chercheurs: «Alors que la vision occidentale affiche parfois un détachement émotionnel quant à l'ancienneté des artéfacts, de nombreuses communautés autochtones réagissent avec émotion par rapport à leurs ancêtres, précise Étienne Houle. Elles considèrent que les individus décédés, peu importe le temps passé, ont droit à la dignité, comme chaque être humain qui décède de nos jours.»

À qui appartiennent les restes humains?

Signature des documents officiels pour le rapatriement de la sépulture

Crédit : Amélie Philibert

L’article aborde également les questions entourant l'affiliation culturelle des restes humains. On se demande si les restes doivent être remis uniquement aux groupes ayant des affiliations géographiques, génétiques et culturelles démontrées. Les défis surviennent lorsque les restes ne peuvent être identifiés culturellement selon les normes scientifiques, entravant ainsi les démarches de rapatriement pour les communautés, ce qui a été le cas de la sépulture d’El Niño.

El Niño: retour en terre natale et continuité

Le processus de rapatriement d’El Niño a révélé les lacunes juridiques au Canada et au Mexique en ce qui concerne les lois sur le rapatriement de restes humains et mis en évidence les codes de déontologie et d'éthique professionnelle qui guident les pratiques dans le domaine de la bioarchéologie. Des efforts devront inévitablement être déployés par certains établissements pour clarifier la procédure à suivre pour ce type de rapatriement.

Au cours de la cérémonie tenue pour El Niño, le consul du Mexique a mentionné à plus d’une reprise que l’aventure de cet enfant décédé il y a plus de 2000 ans n’est pas encore terminée. Les scientifiques mexicains comptent étudier sa dépouille à la faveur de travaux qui se poursuivent au Mexique sur la période de Teotihuacán. Ainsi, après plusieurs décennies à dormir sur une tablette, El Niño permettra aux équipes de recherche d’investiguer et d’enrichir nos connaissances sur ceux qui nous ont précédés sur le continent américain.

À propos de cette découverte

L’article «Note de recherche. Le long parcours d’el niño: rapatriement par l’Université de Montréal d’une sépulture mésoaméricaine», par Étienne Houle, Carlos Alberto Jacome Hernandez et Isabelle Ribot, a été publié le 2 juin 2023 dans Archéologiques.

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