Interventions policières: les vidéos issues des caméras corporelles amplifient la perception de brutalité

  • Forum
  • Le 7 mai 2021

  • Martin LaSalle
L’utilisation de caméras corporelles par les policiers est souvent justifiée par des arguments que les études menées sur le sujet ne corroborent pas, selon le professeur Rémi Boivin, de l'École de criminologie de l'UdeM.

L’utilisation de caméras corporelles par les policiers est souvent justifiée par des arguments que les études menées sur le sujet ne corroborent pas, selon le professeur Rémi Boivin, de l'École de criminologie de l'UdeM.

Crédit : Tony Webster

En 5 secondes

Des études montrent qu’on est porté à juger plus sévèrement les interventions policières lorsqu’on les observe sous l’angle des vidéos obtenues à partir de caméras corporelles, indique Rémi Boivin.

Les personnes qui visionnent une intervention policière à partir d’une vidéo tirée d’une caméra corporelle ont tendance à juger plus sévèrement la scène que lorsqu’elles la voient d’un autre angle, par exemple à partir d’une caméra de surveillance.

C’est ce qui ressort des résultats d’études qu’a soumis le professeur Rémi Boivin, de l’École de criminologie de l’Université de Montréal, à une communication virtuelle qu’il a présentée à l’occasion du 88e Congrès de l’Acfas.

«Il y a un aspect du débat public sur la pertinence de doter les policiers de caméras corporelles dont il a été peu question jusqu’ici, et c’est le biais de perspective que peut entraîner le visionnement des enregistrements des interventions policières, affirme-t-il. Contrairement à ce qu’on croit, les caméras corporelles n’offrent pas un point de vue neutre: il y a toujours une part de subjectivité qui fait qu’on ne perçoit pas tous la même chose lorsqu’on regarde une vidéo.»

La vérité est dans l’œil de celui qui regarde

Rémi Boivin

M. Boivin et son équipe* ont fait visionner à des étudiants et à des aspirants policiers les enregistrements vidéos d’interventions policières fictives obtenus d’une caméra corporelle portée par un policier et d’une caméra de surveillance qui filmait l’ensemble de la scène.

On y voyait un homme agressif armé d’un bâton de baseball et un policier qui intervenait avec un bâton ou qui tirait des coups de feu, selon la situation.

Dans les groupes de discussion, les participantes et participants ont tous jugé plus sévèrement l’intervention policière vue à partir de la caméra corporelle, comparativement à celle filmée par la caméra de surveillance. Toutefois, les aspirants policiers parlaient de l’intervention en termes plus techniques, tandis que les étudiants affichaient un à priori négatif envers la police.

«Ce jugement plus sévère peut s’expliquer par la différence de perception quant à la distance et au temps qu’engendre la caméra corporelle: le suspect semble plus loin et le policier a l’air d’avoir le temps de réagir autrement», indique Rémi Boivin, qui est aussi directeur du Centre international de criminologie comparée de l'UdeM.

Le biais de perception persistait même après avoir visionné la vidéo provenant de la caméra de surveillance qui montrait l’ensemble de la scène. «Certains allaient jusqu’à remettre en doute que les deux vidéos aient été enregistrées au même moment de l’intervention!» ajoute-t-il.

Pas une solution miracle

L’utilisation de caméras corporelles par les policiers est souvent justifiée par des arguments que les études menées sur le sujet ne corroborent pas, selon le chercheur.

«Les résultats sont mitigés quant à l’effet dissuasif de la caméra corporelle sur l’emploi de la force par le policier, précise M. Boivin. Et tandis que certains avancent que ces caméras peuvent contribuer à diminuer les agressions à l’endroit des policiers, six études disent qu’il n’y a pas de différence et trois autres relèvent même une augmentation des agressions.»

Néanmoins, la littérature sur le sujet fait état d’une baisse marquée du nombre de plaintes contre les policiers.

Pour ce qui est de l’utilisation en justice des enregistrements faits par des caméras corporelles sur des policiers, peu d’études ont été effectuées jusqu’ici pour en valider la pertinence.

«Un projet pilote est en cours à la Sûreté du Québec et porte sur le comportement des personnes en présence de policiers munis d’une caméra corporelle, mais aucune ne s'est penchée sur le recours à ces enregistrements comme élément de preuve contre un policier ou un individu, mentionne Rémi Boivin. Mais si l’on s’en sert, ces enregistrements doivent être plus complets que partiels au regard de l’incident à analyser.»

Car si, dans le cadre de son projet de recherche, les images visionnées par les participants et participantes étaient claires et nettes, ce n’est pas toujours le cas dans la réalité.

«Dans certaines vidéos, l’angle de prise de vue n’est pas le bon, parfois on ne voit que les bras du policier et pas le suspect… Bien qu’elle puisse s’avérer utile dans certains cas – l’affaire Camara est là pour le prouver –, la caméra corporelle n’est certainement pas une solution miracle», conclut-il.

 

*L’équipe de recherche du professeur Rémi Boivin était composée d’Annie Gendron et de Bruno Poulin, du Centre de recherche de l’École nationale de police du Québec, de Camille Faubert, de l’Université Temple de Philadelphie, et de Danika Bernier, de l’Université de Montréal.

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