Lutter contre la haine en ligne

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Comment agir contre les contenus préjudiciables en ligne?

Le 30 mars, un groupe consultatif d'experts sur la sécurité en ligne chargé de conseiller le ministre du Patrimoine canadien sur la mise en place d’un cadre législatif et règlementaire pour lutter contre les contenus préjudiciables en ligne a été formé. À cette occasion, nous avons rencontré Pierre Trudel, professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, qui copréside ce comité.

Comment est né ce comité contre la haine en ligne?

L’été passé, le gouvernement du Canada avait entamé une démarche de mise à niveau des lois afin que des propos interdits hors ligne le soient également en ligne. Pourquoi serait-il défendu de tenir des propos haineux dans un restaurant, mais pas en ligne? Le gouvernement a souhaité corriger ce déséquilibre et lancé une série de consultations. Tout le monde s’est accordé sur la nécessité de lutter contre les propos dommageables. Il a également été souligné que si l’on ne s’y prenait pas correctement, cela pourrait engendrer une censure qui se révélerait plus grave que le mal qu’on cherche à combattre. C’est à l’issue de l’analyse des divers points de vue exprimés sur le projet de l’été dernier que le gouvernement a créé un groupe d’experts, composé de 12 spécialistes aux compétences variées. Toutes ces personnes ne sont pas forcément rattachées au milieu universitaire. Par exemple, certaines travaillent dans le domaine de la protection des enfants ou sont engagées dans la lutte contre le racisme.

Ce groupe va fournir des réponses aux questions que se pose le ministère du Patrimoine. Celui-ci est chargé d’élaborer des propositions de loi pour réduire l’incidence des propos haineux, du harcèlement, des menaces ou encore des images de pornographie juvénile ou d’abus d’enfants.

La liberté d’expression est encadrée au Canada. Les propos haineux sont interdits. Comment peut-on en faire plus sans passer par la censure?

Depuis la constitutionnalisation de la liberté d’expression au Canada en 1982, plusieurs dispositions du Code criminel interdisent les propos haineux ou le harcèlement. Les tribunaux appelés à évaluer dans quelle mesure il s’agissait de limites raisonnables à la liberté d’expression ont conclu que celles-ci sont proportionnées.

Mais de nombreuses personnes confondent propos haineux et paroles qui les agacent. Il est essentiel de départager ce qui peut être prohibé de ce qui ne peut l’être en raison de l’existence de la liberté d’expression. La liberté d’expression n’est pas uniquement la liberté de dire ou d’entendre ce qui fait son affaire! C’est également le fait d’endurer des propos avec lesquels on peut être en total désaccord. Cet équilibre est ténu, car ce qui est perçu comme une limite acceptable pour les uns ne l’est pas forcément pour les autres. En somme, les seules limites prévisibles et légitimes sont celles découlant de ce que prescrivent les lois.

Et comment prévoit-on encadrer des environnements numériques?

Tous les environnements numériques ne sont pas identiques. Il existe différents types d’environnements en ligne: publics et privés. Ils fonctionnent selon des modèles d’affaires différents.

Quand les gens communiquent à titre privé, comme dans une conversation téléphonique, les lois sur la propagande haineuse ne s’appliquent pas. Dans le privé, quelqu’un pourrait exprimer des points de vue répugnants à l’égard d’une autre personne et cela ne constituerait pas un crime. Par contre, il est interdit même dans un contexte privé de transmettre une lettre de menaces.

Le numérique rend plus poreuses les frontières entre le public et le privé. Par exemple, un individu peut très facilement basculer un message reçu en privé sur Twitter vers un environnement public. La question qui se pose alors est de savoir comment élaborer des règlementations ou des lois qui tiendront compte des caractéristiques des environnements en ligne fort différentes du courrier transmis par la poste sur papier!

Faut-il repenser les références territoriales de nos systèmes de droit?

Tout à fait. Certes, les tribunaux tendent à reconnaître que lorsqu’un message est dirigé vers une population, les lois du pays s’appliquent. Ce n’est pas parce qu’une entreprise est située à l’étranger que les lois canadiennes ne sont pas en vigueur. Ainsi, quelqu’un qui exercerait une activité sur le territoire canadien et lancerait des commentaires haineux à l’égard d’une partie de la population devrait être sanctionné par des lois canadiennes. De même, si l’on partage non consensuellement des images intimes en faisant appel à une entreprise qui aurait son siège social à l’étranger, on ne peut pas prétendre se soustraire aux lois du pays dès lors que ce matériel est accessible au Canada.

Comment les tribunaux peuvent-ils agir face à ce fléau du partage non consensuel d’images intimes?

Ce n’est pas évident de distinguer ce qui est un partage consensuel d’images en ligne et ce qui n’en est pas. Cela suppose des mécanismes de vérification. Le partage non consensuel d’images intimes existait déjà du temps des photographies sur papier. Mais elles restaient majoritairement confidentielles. La grande différence aujourd’hui est qu’elles peuvent être propulsées très rapidement dans des environnements de dimension planétaire.

La mise à niveau des lois pour assurer le développement sain des environnements numériques, c’est aussi se donner les moyens d’agir à une vitesse conséquente pour s’assurer que les personnes victimes de ce type de procédé puissent avoir des recours utiles et en temps utile.

De nouvelles lois de cyberjustice sont donc nécessaires?

Oui! L’Université de Montréal a constitué un lieu pionnier à cet égard. Le Laboratoire de cyberjustice, dirigé par mon collègue Karim Benyekhlef, travaille depuis plusieurs années à mettre au point des processus appropriés à ce qui se passe en ligne. Au début, l’idée même de cyberjustice suscitait le scepticisme dans les milieux juridiques. Mais de plus en plus, on se rend compte de la nécessité d’agir rapidement en ligne. Allez dire à une personne qui a vu des images de son intimité diffusées sur la planète entière: «On s’en va au tribunal et peut-être que dans 10 ans on saura si vous aviez le droit d’exiger que l’image soit retirée!»

C’est un exemple de défis auquel on fait face. On doit établir des règles de droit adaptées à la vélocité du cyberespace. Il faut pouvoir rapidement compter sur des juges indépendants pour départager ce qui ne doit pas être diffusé de ce qui peut l’être librement. Si les mécanismes sont trop rudimentaires, il y a un risque de censurer de manière excessive des contenus qui ne comportent pas les dangers contre lesquels on souhaite protéger les populations. Ce qui pourrait conduire à la délégitimation des lois.

Existe-t-il des exemples inspirants d’autres pays?

Des pays comme l’Allemagne et la France ont mis en place des règles qui visent souvent les contenus les plus graves. Ainsi, une loi allemande, qui a été vivement critiquée à ces débuts, impose une obligation de supprimer des images ou des propos illicites sur les réseaux sociaux dans les 48 heures suivant leur diffusion.

Le travail du groupe d’experts se poursuivra durant combien de temps?

Il est prévu que le travail se termine dans quelques mois. Ce groupe a été constitué pour valider des hypothèses formulées par le gouvernement du Canada, ce n’est pas un groupe qui va durer éternellement! C’est l’équivalent d’un immense projet de recherche collaborative entre des personnes qui élaborent des politiques gouvernementales et des chercheurs de différents milieux. Une sorte d’équivalent de la recherche collaborative entre l’université, les groupes de la société civile et l’industrie. Car dans le domaine de la recherche en droit, nos industries partenaires, ce sont souvent les instances gouvernementales!

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