Écriture inclusive: comment écrire pour tous.tes?
- UdeMNouvelles
Le 3 octobre 2024
- Virginie Soffer
Devant une salle remplie, une table ronde s’est tenue à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal sur l’écriture inclusive.
En 1979, le Québec a été la première nation francophone à recommander l’usage de titres féminisés, bien avant la Suisse, la Belgique et la France. Ce n'est qu'en 2019 que l'Académie française a suivi. Plus récemment, le mouvement pour une rédaction épicène s'est orienté vers l'inclusion des deux genres et des personnes non binaires. Divers procédés linguistiques, promus par l’Office québécois de la langue française et le Bureau de la traduction, sont désormais adoptés par de nombreuses publications.
Ces bouleversements linguistiques soulèvent de multiples questions. Quels procédés d'écriture inclusive privilégier? Que constate-t-on dans la pratique, notamment dans les médias? Et quels sont les effets sur la lecture, la compréhension du texte et l'enseignement du français?
Pour y répondre, une table ronde s’est tenue à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal. Organisée par ContinuUM, le service de formation continue de la faculté, elle réunissait Benoît Melançon, professeur émérite de littérature française de l’UdeM; Ophélie Tremblay, professeure au Département de didactique des langues de l'Université du Québec à Montréal (UQAM); Gabrielle Girard, doctorante en linguistique à l’UQAM; et Nikita Kamblé-Bagal, candidate au doctorat au Département de français de l'Université d'Ottawa.
La discussion était animée par Marie-Claude Boivin, vice-doyenne associée à la langue française et professeure au département de didactique de la Faculté des sciences de l'éducation, et présentée par Pascale Lefrançois, professeure au Département de didactique de l’Université et vice-rectrice aux affaires étudiantes et aux études, et Annie Desnoyers, gestionnaire de projet en francisation à la Faculté des sciences de l’éducation.
Pourquoi utiliser l’écriture inclusive?
Si l’on vous dit «Les ouvriers ont fait grève dans l’usine», comment imaginez-vous les ouvriers? Il y a de fortes chances que vous visualisiez des hommes et non des femmes. Lorsque la forme masculine est utilisée, ce biais de représentation commence très tôt. Ophélie Tremblay cite ainsi une étude qui montre que, même pour des termes supposés neutres comme piéton, de jeunes enfants associent souvent ce mot à des garçons. «Les enfants de trois à cinq ans commencent déjà à avoir cette idée préconçue», dit-elle. Une attitude qui s’avère problématique dans de multiples contextes. Par exemple, dans un cadre professionnel où des offres d’emploi sont rédigées au masculin pour «ne pas alourdir le texte», les femmes auront moins tendance à postuler. L’écriture inclusive vise alors à assurer une meilleure représentation féminine.
Pourquoi, alors, n’est-elle pas plus répandue? Benoît Melançon relève trois contre-arguments fréquemment avancés dans les médias. Premièrement, certains estiment qu’elle devrait être appliquée dans toutes les sphères de la vie, pas seulement à l’écrit, ce qui paraît absurde à ses yeux: «On sait si l’on va retrouver son amoureux ou son amoureuse à la maison!» Deuxièmement, d’autres réduisent l’écriture inclusive à l’usage du point médian, une approche fort limitée. Enfin, d’autres encore voient dans l’écriture inclusive un simple signe de «wokisme», un débat idéologique et non linguistique.
Dans les faits, l’écriture inclusive est bien présente, même si les normes ne sont pas encore totalement fixées.
Nikita Kamblé-Bagal, qui prépare une thèse sur l'usage de l'écriture inclusive dans les médias écrits québécois et français de 1990 à nos jours, remarque que l’écriture inclusive est bien utilisée par les médias. Cependant, elle le serait surtout par des femmes. «En regardant les prénoms, j'ai constaté que la majorité des articles de mon corpus étaient rédigés par des femmes», mentionne-t-elle. Elle cite également une étude de 2017 qui révèle qu'environ 80 % des personnes favorables à la féminisation et à l'utilisation des doublets sont des femmes.
Quant à la norme concernant l’écriture inclusive, elle n’est pas encore bien établie. Au Canada, les organisations fédérales et provinciales ne s’accordent pas! L’Office québécois de la langue française recommande l’emploi des parenthèses ou des crochets. On écrira de la sorte «avocat(e)» ou «agriculteur[-trice]». De son côté, le Bureau de la traduction à Ottawa conseille exclusivement l’utilisation du point médian, comme dans «étudiant·e». Quant à l’Association québécoise des professeur.e.s de français, elle a choisi une autre manière d’écrire les doublets abrégés et emploie dans son propre nom un point ordinaire au lieu du point médian.
Pour éviter les doublets, on propose de recourir à d’autres procédés, telle la reformulation à la voix passive. Ainsi, on peut remplacer «Les répondants et les répondantes ont dit que» par «Les résultats du sondage indiquent que» et «Nous sommes fiers et fières de cette nouvelle» devient «Quelle fierté d’apprendre cette nouvelle».
En ce qui concerne les mots non genrés, bien que le logiciel Antidote les suggère désormais, ils restent encore méconnus du grand public. Peu de gens utilisent par exemple le terme adelphe pour désigner leur fratrie de manière non genrée.
L'écriture inclusive ne perturberait pas la lecture
Benoît Melançon admet avoir été perturbé à la lecture des premières pages d’un mémoire rédigé en écriture inclusive. Toutefois, il s’est rapidement habitué. Mais qu’en est-il de celles et ceux qui ne sont pas comme lui de grands lecteurs?
Peu d'études semblent exister à ce sujet. Dans son doctorat, Gabrielle Girard a mené des tests d’oculométrie pour observer les mouvements des yeux de personnes qui lisent. Elle a noté un ralentissement de 60 millisecondes lors de la lecture de doublets abrégés comparativement à une lecture au masculin. Cependant, cette perte de vitesse ne serait que temporaire. Elle a également constaté que l’écriture inclusive ne nuisait pas à la compréhension globale du texte ni à la lecture à long terme.
Mais quels en seraient les effets sur les personnes dyslexiques? Il manque encore d’études sur ce sujet.
Demain, une utilisation plus fréquente de l’écriture inclusive?
Alors, l’écriture inclusive sera-t-elle plus utilisée? Ou y aura-t-il des perturbations liées par exemple aux normes revendiquées par l’Académie française? Si Benoît Melançon souligne que le français est bien une langue très centralisée à Paris, la fixité est de plus en plus fissurée par l’extension de la francophonie. Aujourd’hui, les noms de métier féminisés s’entendent partout comme autrice, qui faisait auparavant bondir des gens. La double flexion est employée en politique depuis longtemps déjà: «Françaises, Français», «Canadiennes, Canadiens.» «Le mot personne a aussi gagné en popularité pour des expressions comme personne diplômée ou personne homosexuelle, bien que cette pratique varie en fonction de l'engagement militant. Ainsi, on n’entend pas encore de locutions comme personne banquière», dit également Benoît Melançon. Pour ce qui est des usages créatifs, comme en littérature, à ceux et celles qui prétendent que l’écriture inclusive n’est pas possible, Kevin Lambert démontre le contraire dans Que notre joie demeure, où il écrit: «Les ombres grises hument l’air. Leurs poumons de magistrats se gavent d’odeurs enivrantes. Elles partent à la recherche de leur voix oubliée, ils modulent des notes antiques.»
Quant à l’enseignement de l’écriture inclusive, une autre question se pose: le français comporte déjà énormément de difficultés, serait-ce en ajouter une nouvelle? La doyenne de la Faculté des sciences de l’éducation, Ahlem Ammar, se montre perplexe: «En tant que professeure qui forme les enseignants de langue seconde, je me demande si nos futurs enseignants et enseignantes sont capables d'accueillir ces changements.» Ophélie Tremblay souligne qu’un sondage a été réalisé auprès des membres du personnel enseignant qui a révélé un avis favorable à l’écriture inclusive. Mais si les connaissances de ses principaux procédés sont bonnes, la formation pour savoir comment les enseigner est insuffisante. De nouvelles compétences à acquérir à la Faculté des sciences de l’éducation?