Sur les traces de la flore unique de l’estuaire d’eau douce du Saint-Laurent

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Pas de vacances pour la science! Article 31 / 40

Entre Grondines et Cap-Tourmente, sur environ 160 kilomètres de rives, s’étend l’estuaire d’eau douce du Saint-Laurent. Il s’agit du plus grand estuaire d’eau douce d’Amérique du Nord, un milieu unique où l’eau douce subit encore l’influence des marées, ce qui crée des conditions écologiques particulières. Depuis plus d’un siècle, les botanistes s’y intéressent. Aujourd’hui, Simon Pesant, étudiant à la maîtrise en biologie à l’Université de Montréal sous la direction d’Étienne Léveillé-Bourret, revisite plus de 20 sites inventoriés il y a trente ans, pour dresser un nouvel état des lieux de la richesse végétale et de ses menaces.
Un inventaire rigoureux sur le terrain
Muni d’un carnet et d’instrument de mesure, Simon Pesant parcourt la rive pour effectuer un inventaire méthodique. Sur chaque site, il réalise trois transects – des lignes perpendiculaires à la berge – sur lesquels il note la présence et l’abondance des plantes, mais aussi la nature du sol: sable, gravier, limon ou argile. Il consigne aussi d’autres variables environnementales: niveau d’élévation du sol, couvert d’affleurement rocheux, hauteur de la végétation, etc.
«Je m’intéresse surtout aux espèces dites à statut particulier, soit menacées ou vulnérables, précise-t-il. Je fais des estimations de leurs populations et des dangers auxquels elles font face. Mais je fais aussi un inventaire complet de toutes les espèces présentes dans les transects et sur environ 1,5 km de berge.»
Au fil de ses visites, Simon Pesant a déjà recensé plus de 260 espèces végétales, signe d’une diversité remarquable. Certaines sont communes, d’autres rares, voire endémiques.
Des espèces rares et menacées

L’estuaire abrite plusieurs espèces rares ou endémiques, véritables trésors de biodiversité. Parmi elles se trouve la gentiane de Victorin, une plante délicate aux fleurs bleues éclatantes, emblématiques de la région. «C’est une espèce assez fragile. Elle est très suivie par le gouvernement parce qu’elle est endémique et menacée», souligne Simon Pesant.
D’autres plantes intriguent également le chercheur, comme l’isoète du Saint-Laurent, une plante avec des traits primitifs sans fleurs, qui se reproduit par spores, ou encore le lycope du Saint-Laurent, une espèce de la famille de la menthe. «Il y a aussi l’ériocaulon de Parker, une petite plante en rosette avec des petites feuilles vertes. Aux États-Unis, elle est en train de disparaître de certains estuaires, mais chez nous, on détient probablement les plus grosses populations au monde.»
Un milieu sous pression
Cependant, cette biodiversité est en péril. L’érosion naturelle des berges est aujourd’hui amplifiée par divers facteurs: passage fréquent de gros navires, construction de murs de béton pour protéger des propriétés, et mêmes véhicules tout-terrain circulant sur le haut des rives. «Les vagues causées par les bateaux exacerbent l’érosion. Et les murs de béton, même s’ils stabilisent localement, peuvent accentuer l’érosion ailleurs», explique Simon Pesant.
À ces pressions locales s’ajoutent les conséquences du changement climatique. La montée du niveau de la mer risque, à long terme, de pousser l’eau salée plus loin vers l’amont du fleuve. Or, la majorité des espèces de cet estuaire sont strictement adaptées à l’eau douce. «Beaucoup d’espèces ne tolèrent pas l’eau salée. Elles devraient soit migrer plus loin vers Montréal, soit grimper plus haut sur la berge. Mais la berge est souvent occupée par des constructions humaines, ce qui limite leur migration», souligne le biologiste.
À la recherche des espèces disparues

Au-delà de l’inventaire sur le terrain, Simon Pesant consulte aussi les spécimens d’herbiers récoltés par les botanistes passés. Grâce à ces échantillons et aux bases de données historiques, il tente de retracer l’histoire de certaines espèces disparues localement. «Parfois, il y a des espèces qu’on ne retrouve plus sur le terrain, mais qui semblaient courantes dans le passé. Comme la pédiculaire des marais, qui semblait assez commune localement selon les étiquettes d’herbiers, mais que je n’ai jamais revue dans mes relevés. Même il y a trente ans, mes prédécesseurs ne l’avaient pas retrouvée.»
Le haut littoral – la zone la plus élevée de la rive, rarement submergée – est plus vulnérable. Or, c’est précisément là que se trouvent plusieurs espèces endémiques et menacées, comme la gentiane de Victorin ou la cicutaire de Victorin.
«Le littoral moyen, qui est souvent inondé, offre plus d’espace et peut s’étendre sur des centaines de mètres, alors que le haut littoral est parfois limité à vingt mètres. Ces espèces ont moins de place pour migrer et ont un habitat plus restreint», souligne Simon Pesant.
Une richesse à protéger

Malgré les menaces, l’estuaire d’eau douce du Saint-Laurent reste un milieu d’une richesse exceptionnelle. Le biologiste insiste sur la valeur incomparable de ce patrimoine naturel. «J’ai visité d’autres estuaires d’eau douce aux États-Unis. Aucun n’offre une telle superficie d’habitat. Et certaines espèces qui déclinent ailleurs ont encore ici des populations solides.»
Ironiquement, des infrastructures humaines ont parfois favorisé certaines espèces. Sous l’actuel pont de l’Île-d’Orléans, par exemple, la base en béton a permis l’accumulation de sédiments fins, où prospère une importante population d’éléocharides des estuaires. Mais la construction d’un nouveau pont pourrait venir bouleverser cet équilibre. «S’ils enlèvent la base du vieux pont, les sédiments risquent d’être emportés par les courants. Ça pourrait détruire cette grosse population.»
Pour Simon Pesant, ces constats renforcent l’urgence de préserver l’estuaire d’eau douce du Saint-Laurent, un trésor écologique à deux pas de la ville de Québec. «C’est vraiment un milieu exceptionnel. On peut s’estimer chanceux de l’avoir si près de nous.»