Cohabiter avec le cormoran
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Pas de vacances pour la science! Article 32 / 40
Le cormoran à aigrettes avait presque disparu dans les années 1950 et 1960. «Dans les Grands Lacs et la vallée du Saint-Laurent, l’espèce a probablement frôlé l’extinction», avance Félix Henri, étudiant à la maîtrise en géographie. Le rebond des populations dans les années 1980 a donc causé quelques surprises. «Les cormorans sont une petite merveille de l’évolution. Ils sont extrêmement adaptatifs», indique-t-il. Mais puisque les humains n’avaient plus l’habitude de les voir à certains endroits, ils ont été identifiés à tort comme une nuisance. «En Ontario, autour des Grands Lacs, la chasse est autorisée. Ce n’est pas le cas au Québec», mentionne-t-il.
Un oiseau marin dans les arbres
Ce grand oiseau marin vit en colonies parfois impressionnantes, qui peuvent influer – d’une manière tout à fait naturelle – sur les écosystèmes. En nichant dans les arbres, les cormorans dégradent la forêt et affectent la chimie des sols par leurs rejets riches en azote et en phosphore. À petite échelle, les colonies de cormorans peuvent alors avoir un effet notable sur la biodiversité. «Mais à plus grande échelle, leur présence peut entraîner d’autres gains», observe Félix Henri. En ouvrant la canopée, les cormorans permettent par exemple à d’autres espèces – comme les sternes, les goélands et les pélicans – de nicher.
Dans le cadre de son projet de maîtrise en géographie, l’étudiant sous la direction de Julie Talbot explore ce processus de transformation et de succession végétale naturel causé par une colonie de cormorans à aigrettes.
La colonie de Mingan
Ces travaux ont été menés en collaboration avec Parcs Canada, qui se préoccupe des effets d’une grande colonie qui niche sur une des îles de la réserve de parc national de l’Archipel-de-Mingan, située en face de Havre-Saint-Pierre, sur la Côte-Nord. C’est la première fois qu’on étudie une colonie qui niche dans la forêt boréale.
La colonie à l’étude a suivi la même séquence de dégradation de la population, puis de stabilisation au début des années 2000. «Les gens de Parcs Canada veulent comprendre l’effet de la colonie sur l’écosystème, et si ça va persister dans le temps», note Félix Henri. «À l’échelle de la forêt boréale, les cormorans ont un effet vraiment minime, sur quelques hectares de forêt… alors que l’industrie forestière en coupe des centaines de milliers», compare-t-il.
Comme d’autres îles de la réserve comportent certaines espèces végétales fragiles, l’agence gouvernementale souhaite toutefois surveiller l’évolution de la colonie. «Parcs Canada se demande si les cormorans vont coloniser d’autres îles. Nous, on veut étudier le phénomène naturel», ajoute-t-il.
Celui-ci se rendra en juin dans l’archipel de Mingan pour récolter des échantillons de sol à plusieurs profondeurs. Un processus plus complexe qu’il n’y paraît: des framboisiers très denses ont envahi les zones où la forêt a disparu, rendant l’exploration… piquante! C’est sans compter que la récolte se fait sur un terrain couvert de déjections d’oiseaux, terrain qui aura pris plusieurs heures à atteindre, par la route et la mer.
Des résultats préliminaires intrigants
Félix Henri avait déjà collecté des échantillons à l’été 2024. «Mais mes résultats vont complètement dans une autre direction que ce que rapporte la littérature. Nous allons donc récolter plus d’échantillons pour bien les confirmer», confie-t-il.
Sans surprise, l’étudiant a noté une modification radicale de la végétation, «mais dans les sols, le signal n’est pas aussi clair qu’on pensait», précise-t-il. Les oiseaux ont entraîné des changements en surface, mais pas en profondeur comme il l’aurait cru. «Ils n’ont peut-être pas d’effet important sur les sols, parce que leur présence, en ouvrant la canopée, favorise le ruissellement», évoque-t-il.
«C’est déstabilisant d’obtenir des résultats différents de ce qu’on voit dans la littérature, particulièrement dans le contexte d’un projet de maîtrise. Si ça se confirme, ça serait des résultats inédits», souligne Julie Talbot.