«Panic Room»: quand l’art aide à métaboliser l’écoanxiété
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Rentrée 2025 Article 9 / 11
La Galerie de l’Université de Montréal accueille l’exposition Panic Room… Pièces de survie. Ici, les visiteurs trouvent refuge dans un lieu pensé comme un abri: un canapé, des chants d’oiseaux enregistrés, des œuvres à découvrir dans la lenteur. «Pour moi, la salle d’exposition avait un côté très panic room, dit la commissaire, Bénédicte Ramade, chargée de cours au Département d’histoire de l’art, de cinéma et des médias audiovisuels de l'UdeM. C’est une pièce où l’on vient se réfugier quand il y a vraiment un danger. On peut y vivre des émotions fortes, mais de manière sécuritaire et bienveillante.»
L’écoanxiété comme matériau artistique
Depuis plus de 20 ans, Bénédicte Ramade explore les questions environnementales à travers l’art. «Malheureusement, la situation se détériore. Même les scientifiques craquent. Alors pourquoi devrais-je continuer à refouler mes propres émotions?» se demande-t-elle. Son choix s’est porté sur des artistes qui assument leur écoanxiété ou qui acceptent qu’on lise leurs œuvres sous cet angle. «Le but n’est pas de culpabiliser le public, mais de l’aider à accepter ses propres peurs, à les transformer en quelque chose de beau», ajoute-t-elle.
Broder la mémoire des territoires
La lenteur et la délicatesse dominent dans l’exposition. Bettina Matzkuhn a caché des paysages entiers brodés à l’intérieur d’un matériel de camping: en ouvrant des fermetures à glissière, le visiteur découvre, délicatement cousus, une forêt calcinée, un glissement de terrain ou la fonte des glaces.
En face, les œuvres textiles de Heather Shillinglaw rendent hommage aux lacs de son enfance. Elles restituent les contours de plans d’eau disparus en à peine cinq ans pour certains, asséchés par l’exploitation minière et le réchauffement climatique. «Ces broderies sont des récits doux de pertes écologiques et culturelles, souligne la commissaire. Elles portent la mémoire d’écosystèmes qui n’existent plus tout en rappelant les liens intimes entre territoires et communautés autochtones.»
Au cœur de la Galerie, une tapisserie de Katherine Melançon attire l’attention. Réalisée à l’aide de données recueillies chaque soir à Alma, elle rejoue toutes les 15 minutes un coucher de soleil. «L'électricité chauffe des fils de cuivre et vient modifier la couleur de certaines zones de la tapisserie. C’est la seule œuvre vivante de l’exposition, explique la commissaire. Mais plus elle est activée, plus elle s’épuise. Elle vieillit au fil du temps, comme le Soleil.»
Entre choc et ironie
Certaines œuvres portent la marque du traumatisme. Jacinthe Loranger a ainsi transformé en nature morte spectaculaire un souvenir obsédant: celui d’un cerf écrasé sur une route du Manitoba. «Un traumatisme auquel on s’habitue, hélas, en voyant tant d’animaux renversés sur les routes», raconte Bénédicte Ramade.
D’autres expriment une colère plus mythologique, comme le dessin fait par Jason Sikoak d’une divinité inuite de la mer reconnaissable à ses doigts tranchés. Autour d’elle, les navires arctiques déversent leurs barils de pétrole: une image qui superpose une histoire ancienne et les menaces contemporaines qui pèsent sur l’Arctique.
L’humour peut aussi se glisser dans ces paysages d’angoisse. Dans The Last Lie, on voit un artiste peindre en plein air une nature idyllique alors que le paysage est déjà abîmé. «Kim Dorland était très connu pour cette ironie, précise la commissaire, mais ces dernières années, il a apprivoisé son écoanxiété pour en faire son matériau principal et des tableaux plus sombres.»
Figures animales et contradictions
À l’entrée de la Galerie, un harfang des neiges dessiné par l’artiste inuite Ningiukulu Teevee accueille les visiteurs. L’oiseau, bec occupé par un chargeur de téléphone, mêle tradition et modernité. «Le harfang est une figure culturelle forte au Québec, mais aussi un symbole des territoires nordiques qui se transforment rapidement. Avec ce chargeur, il rappelle à la fois l’ultraconnectivité de nos sociétés et la fragilité de ces écosystèmes», fait observer Bénédicte Ramade.
Plus loin, on apercevra les aquarelles d’Eveline Boulva sur la disparition des glaciers. Ses aquarelles, précises et lentes, montrent des surfaces glaciaires représentées fragmentées tel un signal brouillé. À côté, d’autres œuvres évoquent l’émiettement de la glace sur le Saint-Laurent, reflet d’une perte irréversible.
Apprivoiser ses émotions
Dans une section plus sombre, Patrick Bérubé a inscrit sur sept toiles noires les noms scientifiques d’espèces disparues. Embossées ton sur ton, les inscriptions se devinent à peine. «C’est comme de petites pierres tombales déjà effacées, note la commissaire, car on oublie vite les espèces éteintes.»
Si la perte est omniprésente, l’exposition ne se veut pas pour autant désespérée. «L’écoanxiété n’est pas seulement une émotion négative, rappelle Bénédicte Ramade. Elle contient aussi le désir d’agir. Ici, il s’agit de se déposer avec ses émotions contrastées, de faire la paix avec ce qui est perdu et de se concentrer sur ce qu’on peut encore faire.»
Dans ce refuge souterrain, les œuvres n’apportent pas de solution miracle. Mais elles offrent la possibilité de transformer l’angoisse en fascination, la tristesse en beauté et la colère en énergie. «On n’est pas là pour dire que tout va s’arrêter demain, conclut la commissaire. On sait qu’une fin est certaine, mais d’ici là, on peut réfléchir ensemble à ce qu’il est possible de ralentir.»
Panic Room… Pièces de survie devient ainsi un espace paradoxal: à la fois abri protecteur et lieu d’ébranlement. Un endroit où l’art aide à apprivoiser la peur et à garder l’œil ouvert sur l’avenir.