Relations du travail au Québec: un système à deux vitesses et une colère qui gronde
- Forum
Le 18 novembre 2019
- Martin LaSalle
L’évolution récente des relations du travail au Québec a accentué les inégalités entre travailleurs ainsi que les conflits, selon des professeurs de l’UdeM spécialistes du domaine.
Les relations du travail au Québec se sont complexifiées au cours des dernières années: outre les conflits qui sont plus fréquents et plus longs, les inégalités entre travailleurs s’accroissent, dans un contexte législatif qui court-circuite la représentation syndicale et favorise ainsi un système de relations du travail à deux vitesses.
C’est ce qui ressort d’une conférence prononcée par trois professeurs de l’Université de Montréal à l’occasion des célébrations du 75e anniversaire de l’École de relations industrielles (ERI) de l’UdeM.
Coauteurs du collectif La convention collective au Québec ‒ dont la troisième édition est parue en 2017 ‒, Patrice Jalette et Mélanie Laroche, de l’ERI, ainsi que Gilles Trudeau, de la Faculté de droit, ont tiré les constats des tendances récentes en matière de relations du travail au Québec, en plus de traiter des enjeux actuels et à venir dans ce domaine.
Une paix industrielle qui s’effrite
Selon les trois professeurs, les relations du travail se sont détériorées au cours des dernières années au Québec.
De fait, depuis 2011, le nombre d’arrêts de travail (grèves et lockouts) est passé d’environ 60 à plus de 220 l’an dernier. Qui plus est, la durée moyenne de ces arrêts de travail a pratiquement doublé au cours de la décennie précédente, passant de 70 à 136 jours civils.
Autre indice du durcissement des relations du travail, 15,7 % des conventions collectives ont été conclues à la suite d’un arrêt de travail, comparativement à 3,9 % dans les quatre années précédant cette période, soit quatre fois plus.
Déclin tranquille de la représentation syndicale
Les auteurs estiment que l’apparente stabilité de la présence syndicale au Québec a davantage des airs de déclin tranquille, en plus de receler une répartition inégale de la syndicalisation.
D’une part, le taux global de travailleurs syndiqués au Québec a légèrement fléchi de 1997 à 2018, passant de 41,5 à 38,4 % en 2018.
D’autre part, bien que le labeur de 8 travailleurs sur 10 ‒ dans les secteurs public et parapublic ‒ soit régi par une convention collective (82,4 %), c’est le cas pour moins d’un travailleur sur quatre (23,5 %) dans le secteur privé.
Plus encore, en étudiant les sous-secteurs privés, les professeurs ont noté une disparité importante: en 2018, les conventions collectives s’appliquaient à un peu plus de 50 % de la main-d’œuvre dans la construction, par comparaison avec environ 35 % dans le domaine de la fabrication, moins de 20 % dans le commerce et moins de 10 % dans l’hébergement et la restauration.
«Cela signifie que, dans plusieurs secteurs et sous-secteurs, il n’y a tout simplement pas de représentation syndicale, a dit Gilles Trudeau. C’est souvent vrai là où il y a la plus grande création d’emplois.»
Un environnement sans représentation syndicale signifie généralement un faible pouvoir de négociation, une précarité d’emploi accrue et plus de difficultés pour les travailleurs à faire valoir leurs droits.
Un cadre juridique qui réduit l’accessibilité à la syndicalisation
L’un des freins en matière d’accessibilité à la syndicalisation est le modèle des lois du travail. «Ce modèle désuet est issu de l’ère industrielle fordiste, a poursuivi Gilles Trudeau. Le modèle unique de protection syndicale prévu par la loi ne correspond plus au monde du travail d’aujourd’hui, où une portion substantielle de la main-d’œuvre a un statut temporaire, à temps partiel ou de pigiste.»
De même, l’amélioration des conditions relatives aux normes du travail contribue également à réduire l’accès à la syndicalisation. «Les lois qui visent à améliorer les conditions minimales de travail ‒ comme celles destinées à protéger les travailleuses et travailleurs contre le harcèlement sexuel ou à prolonger le congé parental rémunéré ‒ donnent l’impression que la présence d’un syndicat est moins nécessaire et que tous ont les mêmes droits, même si leur application est plus difficile en milieu non syndiqué», a mentionné M. Trudeau.
«Les employeurs sont encore délinquants dans bien des domaines, dont celui de l’équité salariale, a rappelé Mélanie Laroche. De nombreux employés sont incapables de faire valoir leurs droits, car bien des lois ne sont pas proactives et les employés doivent se défendre seuls.»
«Se syndiquer, c’est toujours compliqué, a résumé Patrice Jalette. L’opposition des employeurs est toujours plus sophistiquée et le cadre législatif n’aide guère les salariés, notamment ceux de l’économie de plateforme.»
Des négociations difficiles pour les syndicats
Les travaux des professeurs Jalette, Laroche et Trudeau ont aussi révélé que, même en période de croissance économique, les employeurs ont continué d’exiger des concessions de la part de leurs employés lors de la négociation de conventions collectives.
«Les grands syndicats mobilisés dotés d’importants moyens sont toujours là, mais ils sont moins en position de pouvoir imposer leurs revendications en raison d’un pouvoir de négociation mis à mal par des décennies de restructurations, de délocalisations et de sous-traitance», a soutenu Patrice Jalette.
Pour Mélanie Laroche, cette réduction du rapport de force syndical s’explique aussi en partie par «l’accroissement de l’endettement des travailleurs, qui amenuise leur capacité de résister en cas de conflit».
Même si le contenu des conventions collectives a évolué à la faveur des travailleurs pour certains aspects ‒ dont la conciliation travail-famille et les dispositions envers les travailleurs âgés ‒, les employeurs «ont obtenu de grandes concessions, notamment au chapitre de la flexibilité de la main-d’œuvre», a précisé Patrice Jalette.
D’une part, le modèle productif imposé par les entreprises a créé et institutionnalisé, au sein des conventions collectives, des inégalités entre salariés qui sont travailleurs permanents ou à statut précaire, visés ou non par une disparité de traitement ou engagés par l’entreprise ou un sous-traitant.
«Lentement, on se dirige vers une convention qui s’applique à de moins en moins de personnes», a soulevé M. Jalette.
D’autre part, la durée des conventions collectives a presque doublé depuis 25 ans: avant le décloisonnement décrété par le gouvernement en 1994, la durée moyenne d’une convention collective était de 27 mois; aujourd’hui, elle est de 53 mois. Le Québec est d’ailleurs l’un des endroits au monde où la durée moyenne de la convention est la plus longue.
L'allongement de la durée des conventions collectives a un effet pervers. «Renégocier tous les 5, voire 10 ans, mine la vie syndicale en réduisant l’intérêt et la mobilisation des membres relativement aux enjeux syndicaux et rend plus difficile la formation de la relève au sein des syndicats locaux», a ajouté M. Jalette.
À ce chapitre, Mélanie Laroche déplore qu’on ait «atteint un point où l’on associe la négociation à une activité négative, tandis que les discussions canalisent les conflits et permettent de régler les différends de façon satisfaisante pour les parties».
Ses projets de recherche démontrent d’ailleurs qu’il y a un changement majeur dans les stratégies patronales de négociation. «On constate un durcissement du ton, et les employeurs ‒ souvent avantagés en termes de pouvoir de négociation ‒ sont désormais plus en mesure d’exiger des concessions importantes des travailleurs même dans les établissements rentables», ajoute Mme Laroche.
D’importants défis syndicaux
Pour les trois professeurs, les centrales syndicales doivent s’interroger sur les meilleures façons de s’adapter aux défis qui remettent en cause leur attractivité et leur pertinence.
«Elles doivent actualiser leurs stratégies, notamment en ce qui a trait à la féminisation dans leurs murs: l’égalité professionnelle ne fait pas partie du programme des centrales!» a déploré Mélanie Laroche.
L’accroissement de la professionnalisation du monde du travail constitue aussi un obstacle à la représentation collective.
«La tendance à la professionnalisation de la main-d’œuvre semble freiner l’identification et l’appartenance à une organisation syndicale, a indiqué Mme Laroche. De plus, la classe ouvrière d’autrefois a pratiquement disparu et la solidarité est désormais éclatée: elle est fonction non plus du statut d’emploi, mais davantage de l’appartenance culturelle, communautaire ou religieuse.»
Enfin, la pénurie de main-d’œuvre dans divers secteurs, diverses occupations et régions peut constituer une occasion pour les syndicats de retrouver leur rapport de force et d’améliorer ainsi le sort de leurs membres.
«L’action des syndicats va au-delà du salaire et des conditions de travail, a conclu Patrice Jalette. Ils assurent une protection des droits des travailleurs dans des contextes économiques difficiles, mais aussi lorsque ça va bien.»