Confierez-vous la reconnaissance de vos émotions à des algorithmes dans votre travail?

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Mal connue, l’informatique affective s’implante de plus en plus autour de nous, dont en entreprise. Et si c’était pour apporter plus de bien-être?

Pamela Lirio et Pierrich Plusquellec

Pamela Lirio, professeure à l’École de relations industrielles de l'Université de Montréal, et Pierrich Plusquellec, professeur à l’École de psychoéducation de l’UdeM

Imaginez qu’en tant que gestionnaire vous disposiez en temps réel d’un portrait émotionnel de vos équipes. Vous pourriez ainsi connaître leur humeur après l’arrivée de nouveaux employés ou après un changement organisationnel et agir en conséquence. 

C’est le projet de recherche en informatique affective de l’équipe de Pierrich Plusquellec, professeur à l’École de psychoéducation de l’Université de Montréal, et Pamela Lirio, professeure à l’École de relations industrielles de l’UdeM. Pour en savoir plus, nous nous sommes entretenus avec eux. 

Pourriez-vous définir ce qu’est l’informatique affective?

Pierrich Plusquellec: L’informatique affective est une discipline scientifique qui permet de faire le lien entre l'informatique et les émotions de deux manières: soit en provoquant des émotions à travers des avatars, soit en captant différentes émotions. 

Aujourd'hui, des algorithmes sont capables de détecter nos émotions par le son, par le ton de notre voix, par nos expressions faciales, voire par notre gestuelle ou par la manière dont nous tapons sur un clavier, et ce, en temps réel. Ce champ de recherche, créé il y a un quart de siècle par Rosalind Picard, suscite aujourd’hui un immense engouement industriel. Les possibilités sont immenses et l’informatique affective se trouve tout autour de nous, jusqu’au téléphone que nous avons entre nos mains. 

Comment l’informatique affective est-elle utilisée aujourd’hui dans différentes organisations?

Pamela Lirio: Elle est utilisée par exemple dans des centres d’appels pour repérer les clients qui sont les plus en colère. Ces derniers sont dirigés vers des personnes plus expérimentées en communication, donc cela sert à faire un premier tri.  

L’informatique affective est aussi utilisée du côté des ressources humaines. De grandes compagnies comme Vodafone, Hilton, Urban Outfitters ou encore Unilever ont recouru aux analyses automatiques d'expressions faciales pour faire une première sélection parmi les candidates et candidats qui avaient eu à se présenter au moyen d’une vidéo d'eux-mêmes. Cette technologie aide les équipes de recrutement à gérer efficacement des banques de candidatures particulièrement importantes. C’est ce que permet par exemple une plateforme comme HireVue, où l’informatique affective est au service du recrutement. Il est toujours recommandé que les professionnels des ressources humaines ou le gestionnaire de première ligne prennent la décision finale de l'embauche après avoir examiné les données fournies. 

Cette technologie, à l’image des autres, est susceptible d’entraîner de multiples dérives...

Pierrich Plusquellec: Tout dépend de l’utilisation qu’on en fait! C’est un outil comme l’est un couteau: on peut s’en servir pour sculpter de merveilleuses œuvres ou pour tuer quelqu’un! Les dérives peuvent aller très loin. En Chine, ces technologies de reconnaissance faciale ou émotionnelle sont utilisées pour torturer les Ouïghours, a rapporté Le Point. 

Plus près de nous, au Carrefour Laval, la société Cadillac Fairview avait employé la reconnaissance faciale à l’insu des clients pour faire augmenter les ventes. Des capteurs d’expressions faciales avaient été installés dans le centre commercial pour mesurer l’humeur des consommateurs. Cette installation illégale a été démontée.  

D’où la nécessité de travailler de manière bienveillante et éthique et que les utilisateurs soient souverains de leurs données. 

Comment utiliser l’informatique affective de façon bienveillante et éthique?

Pierrich Plusquellec: Durant la pandémie, les émotions ont été mises à mal. Il y a aujourd’hui des taux élevés de troubles émotionnels mal diagnostiqués, car il n’y avait pas les ressources pour analyser les émotions alors. Les troubles de l'humeur en milieu de travail tels que l'anxiété, la dépression, un risque d’épuisement professionnel sont liés à cette perte de contrôle des émotions. 

Frédéric Lenoir, Matthieu Ricard, toute la littérature sur le bien-être le dit: si vous voulez être heureux, il faut que vous soyez pleinement attentif à vos émotions. Mais tous n’ont pas forcément le temps de méditer et d’être à l’écoute de ses émotions. 

Avec une équipe interdisciplinaire composée notamment de Nathe François, Ted Hill, Noël Rignon et Vincent Gautrais, nous avons créé EmoScienS, un petit logiciel en phase de précommercialisation. Vous l’ouvrez sur votre ordinateur quand vous le souhaitez et il va veiller sur vos émotions en temps réel, toutes les cinq minutes. À la fin de la journée, vous avez accès à un tableau de bord qui récapitule vos émotions. Vous pouvez voir si vous avez éprouvé de la joie, de la colère, de la tristesse, de la peur et à quel moment. 

Si, par exemple, vous avez été en colère de 10 h à 11 h, vous pouvez regarder ce que vous faisiez à ce moment-là. Relier activité et émotion est le secret du bien-être, que le Prix Nobel d’économie Daniel Kahneman nous a révélé il y a quelques années. 

Comment EmoScienS pourrait-il être utilisé dans une organisation?

Pamela Lirio: On donne la possibilité aux utilisateurs et utilisatrices de partager leur tableau avec leur gestionnaire de façon anonyme s’ils le souhaitent. Si plus de 10 personnes acceptent de partager leurs données, elles sont agglomérées et lui sont envoyées. Si le ou la gestionnaire observe par exemple qu’il y a beaucoup de colère au sein de son équipe, il ou elle pourra agir en conséquence.  

L’éthicité de tels produits passe bien sûr par l’anonymisation des données, mais aussi par le contrôle total du logiciel par l’utilisateur ou l’utilisatrice, par le fait que les données doivent lui revenir et que leur partage est un choix personnel ou encore par le fait que ces données n’aboutissent pas à des décisions automatiques: elles permettent plutôt de mieux comprendre les relations entre les émotions vécues à l’écran et les tâches accomplies. Le projet EmoScienS respecte d’ailleurs les principes de la Déclaration de Montréal pour un développement responsable de l’intelligence artificielle et plaide pour que les jeunes pousses en IA se conforment à des principes d’éthique, de transparence et de responsabilité sociale.   

Cette mesure en temps réel du climat émotionnel permet d’agir sur celui-ci. On espère pouvoir jouer un rôle de levier dans le bien-être des organisations, qui peuvent alors observer en temps réel les effets sur l’humeur des employés d’actions destinées à favoriser le bien-être.  

Vous souhaitez tester le logiciel EmoScienS? Vous pouvez participer au projet ici.