Quand le jeu vidéo d'horreur cause un trauma

Dans les jeux vidéos où le joueur développe un lien fort avec le protagoniste, l'idée que des émotions puissent être transmises du personnage au joueur est plausible.

Dans les jeux vidéos où le joueur développe un lien fort avec le protagoniste, l'idée que des émotions puissent être transmises du personnage au joueur est plausible.

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Certains jeux vidéos d’horreur peuvent causer des blessures qui mettent bien du temps à cicatriser.

Samuel Poirier-Poulin

Samuel Poirier-Poulin

Crédit : Courtoisie

Dépression, automutilation, meurtre, suicide. Le jeu vidéo Cry of Fear aborde une panoplie de sujets particulièrement délicats. Samuel Poirier-Poulin, chargé de cours et doctorant au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l'Université de Montréal, l’a analysé. Selon lui, il peut laisser, comme d’autres jeux d’horreur, des impressions fortes qui continuent de résonner longtemps après la fin de la session de jeu. On peut alors parler de trauma vidéoludique. 

Au-delà de la peur vidéoludique

Des analyses sur les jeux et le cinéma d'horreur évoquent souvent l'idée que le plaisir de la peur émerge du sentiment de sécurité inhérent au jeu. En effet, lorsqu'on joue, on se trouve dans un lieu protégé, sécuritaire, exempt de véritables menaces. Bernard Perron, professeur au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l'UdeM, donne à ce concept le nom de «peur vidéoludique». 

Si cette notion est très intéressante pour Samuel Poirier-Poulin, elle ne décrit pas précisément son expérience avec le jeu Cry of Fear et il a préféré se tourner vers les études du trauma. «Les recherches sur les traumatismes ont beaucoup évolué depuis les années 1990. On ne parle plus seulement de trauma pour des évènements extrêmement lourds tels qu’un meurtre, une agression sexuelle, un accident de voiture, etc. Grâce à ces travaux, on a réalisé que certaines personnes vivent des évènements traumatiques au quotidien: on peut penser à des cycles d'abus au sein d'une famille ou encore au trauma insidieux en lien avec des microagressions», explique-t-il. Il précise néanmoins que définir un trauma vidéoludique de la même manière qu'un autre type de trauma serait inexact.

Quand le monde fictionnel empiète sur le monde réel et blesse le joueur

Photo extraite du jeu Cry of Fear

Photo extraite du jeu «Cry of Fear»

«Dans un jeu comme Cry of Fear, il y a un débordement du monde fictionnel sur le monde réel qui peut blesser le joueur», dit Samuel Poirier-Poulin, qui fait appel à la théorie du débordement élaborée dans les pays nordiques quant aux jeux de rôle grandeur nature. En effet, la recherche sur ce type de jeu y est assez populaire. L’intérêt se porte particulièrement sur les situations où le joueur incarne un personnage. «Imaginons que je participe à un jeu de rôle grandeur nature où je suis en couple avec une autre personne. Bien que dans la réalité nous ne formions pas un couple, cette fiction pourrait éveiller chez moi des sentiments envers cette personne», déclare Samuel Poirier-Poulin.   

Mais dans les pays nordiques, certains de ces jeux sont délibérément violents. Des thèmes graves, tels que le viol, peuvent être abordés verbalement sans qu'il y ait d'actes physiques. Malgré leur nature fictive, pareilles expériences peuvent laisser des traces durables chez les joueurs qui se sont mis dans la peau de ces personnages agressifs. 

Dans le cas de jeux vidéos, les émotions peuvent être aussi transmises du protagoniste au joueur. 

Une expérience que vivent les joueurs d’autres jeux vidéos particulièrement violents comme Spec Ops: The Line. Dans ce jeu, ils doivent utiliser du phosphore blanc, une arme incendiaire controversée, pour détruire un campement ennemi et ils s’aperçoivent ensuite qu’ils l’ont répandu sans en être conscients sur des civils. Samuel Poirier-Poulin cite longuement dans ses recherches les émotions ressenties à cet instant par Tobi Smethurst, qui a aussi étudié le sujet: 

«C'était moi qui avais appuyé sur les boutons et largué les bombes. Que je le sache ou non à ce moment-là, j’ai contribué au meurtre de ces civils. Je n’ai pas vécu ensuite le même traumatisme que le protagoniste, bien sûr, mais ses réactions n’étaient certainement pas très éloignées des miennes. J'ai pris des milliers et des milliers de vies virtuelles, mais ce sont les premières pour lesquelles j'ai vraiment senti que je partageais le fardeau de la culpabilité. 

«Rationnellement, je savais que c'était absurde. Ensuite, je me suis rappelé qu’il s’agissait de civils virtuels et non réels; de plus, le jeu est programmé de telle manière que, si vous voulez le terminer, vous devez utiliser le phosphore blanc… Mais aucune de ces rationalisations n’a changé l’horreur que j’avais ressentie, ainsi que le protagoniste, en découvrant les corps calcinés par sa ou notre faute. Si les études sur le trauma m’ont appris une chose, c’est que des évènements fictifs peuvent avoir des effets réels sur les perspectives et l’éthique d’une personne… Le simple fait d’avoir besoin de rationaliser ma culpabilité à l'égard de Spec Ops: The Line a démontré à quel point le jeu a eu un effet “réel” sur moi.» 

Quand le jeu engendre un flux d’horreur

Photo extraite du jeu Cry of Fear

Photo extraite du jeu «Cry of Fear»

Samuel Poirier-Poulin affirme également que c’est l’ambiance du jeu dans son ensemble qui engendre un flux d’horreur. Ainsi, Cry of Fear a été conçu avec un graphisme sombre pour refléter la dépression du personnage et instaurer une atmosphère terrifiante suscitant l’hypervigilance des joueurs. 

«Par moments, la trame sonore donne un faux sentiment de sécurité. On se fait aussi attaquer par des monstres qu’on n’entend pas arriver. Donc, on est toujours sur ses gardes. C'est un jeu épuisant parce qu'on a l'impression de ne jamais avoir le temps de se reposer», indique-t-il. 

De surcroît, dans les jeux vidéos où le joueur développe un lien fort avec le protagoniste, l'idée que des émotions puissent être transmises du personnage au joueur est plausible pour Samuel Poirier-Poulin. «À un moment donné, on rencontre un personnage ami pendant quelques minutes. Cela donne un répit et l’on a enfin l’impression d’être en sécurité. Mais cela ne dure pas: ce personnage se suicide subitement en se jetant du haut d’un bâtiment. Je me souviens m’être alors demandé pourquoi je continuais de jouer à ce jeu absurde où je ne faisais que souffrir comme Simon, le protagoniste», raconte-t-il. 

Le dernier élément à prendre en compte est la question de l'empathie. «On développe une relation très intime avec son personnage. Pendant 15 heures environ, on en apprend plus sur son histoire personnelle, on découvre qu’il est dépressif et on l’accompagne», mentionne le doctorant. «Et dans presque toutes les fins proposées par le jeu, on doit étrangler son propre personnage. On se suicide en tuant le personnage dont on a pris soin tout au long du jeu.» 

Ainsi, c'est l’accumulation de tous ces éléments qui produit une expérience perturbante pour le joueur.  

Analyser son expérience et celle d’autres joueurs

Dans ses recherches, Samuel Poirier-Poulin n’a pas voulu demander à des participants de jouer à des jeux d’horreur qu’il considère comme profondément bouleversants. 

Il s’est principalement servi de sa propre expérience de joueur en s’appuyant sur la théorie de la lecture transactionnelle de Louise Rosenblatt, qui explique que le sens d'un texte n'est pas inhérent ni au texte ni au lecteur, mais émerge de l'interaction entre les deux. «Chaque individu apporte dans l'acte de lecture son bagage, ses émotions, ses connaissances et ses attentes et, par conséquent, le sens d'un texte varie selon le lecteur», note Samuel Poirier-Poulin. 

Le ressenti quant à un jeu vidéo étant différent pour chacun selon son bagage et ses préoccupations, Samuel Poirier-Poulin prévoit analyser dans le cadre de ses recherches futures des commentaires de différents forums tels que Steam et Reddit, où des gens du monde entier parlent de leurs expériences de jeu. Pour d’autres joueurs de certains jeux vidéos qui abordent des thèmes dérangeants, il remarque également un «avant» et un «après» avec des souvenirs difficiles qui restent. 

«Il y aurait encore tout un travail à effectuer à ce sujet. Compte tenu de la nature subjective du trauma vidéoludique, il deviendra plus facile de réfléchir à ces questions à mesure que davantage de chercheurs, de critiques, de joueurs, de professionnels de la santé mentale et de survivants de traumatismes s'y intéresseront et fourniront des récits personnels de leurs expériences de jeu», conclut-il.

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