Langues autochtones: une extinction plus lente que prévu, mais toujours alarmante
- UdeMNouvelles
Le 5 mars 2025
- Catherine Couturier
Combien restera-t-il de personnes parlant l’une des 70 langues autochtones au Canada dans 100 ans? À l’aide de méthodes propres à la démographie, une étude tente une projection.
Selon l’Organisation des Nations unies (ONU), deux langues autochtones disparaissent en moyenne chaque mois et 40 % des langues dans le monde, dont une majorité de langues autochtones, sont menacées d'extinction à long terme faute de locuteurs. «Si l’on peut contribuer à attirer l’attention des décideurs sur ce problème, ce serait bien», confie Michaël Boissonneault, professeur au Département de démographie et des sciences de la population de l’Université de Montréal. L’ONU a d’ailleurs déclaré 2022-2032 Décennie internationale des langues autochtones pour signaler l’urgence de la situation.
Incursion d’un démographe dans la linguistique
Le chercheur spécialisé en politiques publiques a ainsi voulu se pencher sur l’état des populations de locuteurs de langues autochtones au Canada. «Les linguistes s’intéressent aux langues autochtones menacées d’extinction, mais n’ont pas nécessairement les outils pour examiner ce qui pourrait advenir de ces populations. Je me suis dit que, comme démographe, il y avait quelque chose à faire pour effectuer des projections de population appliquées aux langues menacées d’extinction», raconte-t-il.
Pour prédire l’état des populations de ces locuteurs d’ici 2101, le démographe, en collaboration avec des chercheurs et chercheuses en linguistique et en histoire, a appliqué la méthode des composantes, qui prend en compte la mortalité, la fécondité et la migration dans une population ciblée. Les résultats de cette analyse viennent d’être publiés dans la revue Royal Society Open Science.
Malgré les données de qualité provenant des recensements canadiens, l’équipe de recherche a fait face à quelques défis. Certaines langues ne comptent en effet qu’un nombre très limité de locuteurs (parfois qu’une centaine). «La méthode n’était pas adaptée pour d’aussi petites populations», précise Michaël Boissonneault.
L’équipe a donc regroupé certaines langues pour effectuer une projection plus robuste et s’est penchée sur l’avenir de 27 langues ou groupes de langues parlées au Canada (21 langues uniques et 6 groupes de langues). Elle a également utilisé des données de plusieurs recensements canadiens (2001, 2006, 2011, 2016 et 2021), alors que ce type de projection se base d’habitude sur une seule année de référence. «Ce n’est pas l’idéal, mais le but n’était pas tant de prédire exactement ce qui se passera dans le futur pour ces langues que de montrer le potentiel de la projection démographique parce que cela n’avait jamais été fait», souligne-t-il.
Perte de diversité
Comme plusieurs spécialistes le prédisaient déjà, la projection pointe vers une forte diminution des populations qui parlent certaines langues autochtones, malgré un nombre total de locuteurs plutôt constant. «On s’aperçoit que certaines langues perdent des locuteurs rapidement, mais c’est compensé par des langues plus couramment parlées», observe le chercheur. Le modèle estime par exemple que le nombre de locuteurs de l’inuktitut et de l’atikamekw doublera d’ici 2101, mais que 16 langues risquent de perdre dans la même période au moins 90 % de leurs locuteurs.
C’est dans l’Ouest canadien que le tableau est le plus sombre. La grande diversité de langues parlées dans cette région par un petit nombre de locuteurs explique peut-être la position précaire de ces langues. En outre, la projection capte peut-être le déclin plus récent de certaines langues dans l’Ouest, dont la trajectoire historique diffère. «Dans l’Est, des langues sont déjà mortes depuis longtemps en raison de l’historique de colonisation», note-t-il.
Un peu d’espoir
La bonne nouvelle? Le déclin ne semble pas aussi rapide que l’équipe de recherche le pensait. «Ça nous a surpris. Le deuxième auteur de l’article, qui est linguiste, trouvait que les données ne reflétaient pas tout à fait ce qu’il voyait sur le terrain», remarque Michaël Boissonneault.
Par ailleurs, cette projection ne considère pas l’effet potentiel de projets de revalorisation de certaines langues ou d’autres facteurs externes qui pourraient changer leurs trajectoires et augmenter (ou diminuer) leur transmission. «C’était un modèle très simple étant donné la taille des sous-populations», rappelle-t-il.
Le chercheur espère que ces données seront utiles aux communautés et que de futures collaborations avec elles pourront être établies. «J’aimerais par ailleurs rendre mon modèle un peu plus complexe et réaliste, pour prendre davantage de choses en compte, comme l’urbanisation, qui a une influence sur la préservation des langues», dit-il. Il souhaiterait finalement élaborer des méthodes pour appliquer les projections aux quelque 70 langues autochtones parlées au Canada. Parce que cette diversité est «une richesse qui vaut la peine d’être préservée», conclut-il.
À propos de cette étude
L’article «Projected speaker numbers and dormancy risks of Canada’s Indigenous languages», par Michaël Boissonneault et ses collègues, a été publié dans la revue Royal Society Open Science.